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ENCYCLIQUE DES NUAGES CARAÏBES
Bulle papale en préambule à la Constitution européenne
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Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
Ces mots de Baudelaire sont le cri primal de la poésie moderne.
Symptômes d’une apoplexie dans le cercle familial, ils traduisent
une commotion cérébrale à l’échelle de ce qui deviendra le village global.
Aucune guérison n’en est possible, sans qu’à la monade bourgeoise ne s’impose
l’esprit nomade, sans qu’au discours de César ne s’oppose la Parole de Césaire.
Nul autre remède à l’absence de toute communauté véritable sous la dictature du
marché, nulle issue d’un labyrinthe privé de sens que cette pensée de l’errance
et de la métamorphose, pensée du tremblement « vers ce lieu inédit,
qui encore nous terrifie, où l’être se hasarde à l’Autre », à laquelle
nous convie la poétique d’Edouard Glissant.
Je dirai tout à l’heure en quoi cet Autre prit la forme d’une sirène
africaine, qui me baptisa dans le fleuve des origines et me conféra le
sacrement de créolisation bien avant ma première communion. Grâce à cette
initiation, j’entends Glissant quand il nous laisse entrevoir qu’il était un
héritage des nuages caraïbes, ce goût pour la dérive manifesté naguère
par les surréalistes, puis par les situationnistes, en vue d’un largage de
toutes les amarres vers des caps aventureux, par exemple ce Cap de Carthage où
celui qui vous parle accomplit son premier voyage en stop et sans un rond voici
près de trente-cinq ans, fuyant un mortifère enfermement d’insignifiance familiale
et sociale. Il en allait pour quelques-uns vivant au cœur de l’Empire, de la
nécessité d’une désertion hors toute forme de structure vers les
périphéries du Tout-Monde. Mon ami d’alors, Mounir Baaziz, actuel responsable
du festival du film dans la cité natale de saint Augustin, pourrait vous
témoigner des macaqueries de cette époque. Nous étions à l’aube des années
septante, où se percevaient les signes d’une méphistocratie intellectuelle qui,
retournant vite ses vestes à col Mao pour le costume de Moâ, ferait la part
belle au trône et à l’autel sous les auspices de la Banque mondiale, du Fonds
monétaire international et de l’occulte Commission trilatérale. Bientôt le
droit canon se plierait au droit du canon, dans un feu nourri de canonisations dont
les artificiers du Vatican nous réservent une apothéose pour ainsi dire canonique.
Sous l’œil indifférent des nuages caraïbes...
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Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
Ces mots de Baudelaire explosent au cœur d’un monde en mal de communion.
A voir depuis Carthage les foules occidentales en souffrance de
repères paternels, maternels et fraternels massées à Rome devant le sépulcre
pontifical - ces mêmes foules qui, voici mille ans, s’en allaient conquérir un
tombeau vide à Jérusalem –, comment ne pas rêver que l’esprit de la Cité de
Dieu souffle sur celui qui sera bientôt coiffé de la tiare, pour lui faire
conquérir la grâce en ne craignant pas de prononcer une encyclique inspirée de
ces nuages – son nom dût-il rimer avec celui de Kissinger ?
Pourquoi ne pas imaginer qu’un tel discours inaugural, marquant la
fin d’une ère d’inquisitions et de croisades, offre au monde la surprise de
découvrir une trinité profane : le père Aimé, le fils Edouard, et pour esprit
celui du négrillon Patrick ? Le nouveau pape, usant du créole, avouerait
sans ambages l’imposture millénaire lui faisant usurper son rôle de pontife –
lequel mot désigne en latin celui qui fait le pont –, pour clamer ensuite, urbi
et orbi, que les véritables créateurs de passages entre mondes matériel et
surnaturel, temporel et spirituel, sont les artistes et les poètes, au premier
rang des quels il saluerait (non sans avoir cité Baudelaire) nos amis
Chamoiseau, Glissant et Césaire. Il déclarerait enfin son inaptitude à être le
guide spirituel d’une société vouant ses énergies à l’atomisation des êtres et
à la désacralisation du cosmos dans l’unique religion du profit, refusant
d’invoquer encore la fraternité pour s’abstenir de gérer, en bon père de
famille, ce qui ne se présenterait plus comme notre sainte mère l’église. C’est
un plaisir de dire ces mots à Carthage, capitale historique de ce qui, voici
plus de deux millénaires, s’opposait à un Empire ayant prétendu réduire à son
modèle unique les territoires belgiques, modèle impérial qui devait me faire
naître créole au bord d’un fleuve d’Afrique. J’y suis peut-être né pour obéir
au vœu d’une sirène selon lequel assez devait se montrer noble et sauvage et
grandiose dans la misère un fils de colons blancs pour mériter le compagnonnage
de ce jour avec d’autres fils lointains de ce fleuve et de cette sirène, dont
les ancêtres firent le grand voyage dans des cales négrières et par qui vint
une démesure de richesse physique en Europe. Or, ce qu’il y a de plus physique
en ce Tout-Monde, et qui touche à l’immatériel absolu, ce sont les mamelles du
fleuve Congo. Depuis que des verres de lunettes ont posé leur écran entre mes
yeux et le gris de Bruxelles, c’est son fluide qui va de la source à
l’embouchure que je recherche. A savoir, ce qu’exprime Edouard Glissant quand
il écrit en majuscules : « IL N’Y A PAS DE COMMENCEMENT ABSOLU. LES
COMMENCEMENTS FLUENT DE PARTOUT, COMME DES FLEUVES EN ERRANCE, C’EST CE QUE
NOUS APPELONS DES DIGENÈSES ».
Est-elle de source, de fleuve ou de mer, l’eau d’une écriture dans
laquelle on ne se baigne jamais moins de deux fois au même instant, tant elle
suscite l’attention double du lecteur, tant elle éveille en lui cet Autre qui
n’est autre qu’un frère de l’écrivain. Ainsi le métissage peut-il naître d’un
mot. Ainsi à chaque mot se joue le Tout-Monde. Ainsi toute création digénétique
favorise-t-elle une hybridation magique de celui qui donne à celui qui reçoit.
D’une telle autorité s’autorise le véritable auteur : celui qui augmente.
Il n’est d’écriture authentique, Edouard Glissant nous en avise à chaque page,
qui n’ait dans son projet la créolisation.
Aucun livre d’aujourd’hui, comme La cohée du Lamentin,
n’appelle plusieurs jours, voire une éternité pour lire quelques lignes,
accordant au lecteur en outre l’impression d’avoir, par cette lenteur même,
gagné un précieux temps : le temps que s’engendre en lui cette progéniture
de peuples oubliés. Cette vaste famille, seule, nous fera sortir de l’état prolétaire.
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Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
L’enjeu d’une telle Parole ? Rien moins que notre propre
naissance au monde, que la naissance du monde à lui-même. La ligne de
démarcation entre l’Empire et le Tout-Monde ne se lit sur aucune carte, car
elle sépare deux univers qui se font face et paraissent inextricablement mêlés.
Or il n’est de pires frontières que les frontières invisibles. L’ordre social
et familial en camoufle d’autant mieux le tracé qu’il relève d’une
schizophrénie généralisée. D’un côté, ce qui se pratique sous le règne de
l’injustice, avec son cortège de crimes organisés – qu’ils soient de grande
ampleur ou d’ordre mesquin. De l’autre, un magma de représentations hagardes où
domine ce que Joseph Gabel nommait la fausse conscience. Dogmes et certitudes
font le discours usuel d’un tel ordre, quand l’esprit d’archipel en appelle à
une fluidité mobile. Glissant réussit à éclairer cette ligne de fracture, à en
suggérer la disparition possible sous le soleil de la conscience.
« Le monde se créolise (...), il devient cet inextricable et cet imprédictible que
tout processus de créolisation porte en lui et qui ne se soutient ni ne
s’autorise d’aucun modèle. »
C’est ici que surgit du fleuve la chanson d’une sirène africaine.
Rappelez-vous d’Apocalypse Now, le film de Coppola. Son
théâtre est un fleuve asiatique, où bat une guerre impériale menée par
l’Amérique. Ce film, rien moins qu’actuel, est tiré d’un roman de Joseph
Conrad, Au cœur des ténèbres, qui se passe en Afrique au temps du roi
Léopold II. Bruxelles y est désignée comme « la ville sépulcrale ».
Son action principale se déroule non loin des Stanley Falls, à la courbe du
fleuve où je suis né, Courbe du fleuve qui fait aussi le titre d’un
roman de V.S. Naipaul, prix Nobel issu de Trinidad aux Caraïbes. Ainsi deux
fleuves et trois continents se rencontre-t-ils sur le canal de Bruxelles. Cette
ville sépulcrale était la moins fluviale qui fût d’entre toutes les villes,
même si comme nulle autre elle porte aptitude à de multiples digenèses.
Mais nos Commissaires européens lisent-ils Edouard Glissant ? Que ne
l’invitent-ils à Bruxelles – et ceci concerne Carthage, un avenir viable de
l’Europe ne se concevant pas sans l’autre rive de la Méditerranée – pour faire
de la créolisation l’incipit nécessaire à tout projet de Constitution ?
Ces fulgurances relationnelles entre ce qu’il advient sur la terre d’exil et ce
qui demeure du continent perdu, entre ce qui doit naître et ce qui n’est pas
mort, n’est-ce pas le tremblement même du monde que chacun d’entre nous
ressent, théorisé par la pensée chamanique d’Edouard Glissant ?
Je me demande aujourd’hui si l’objectif ultime du chaman à vocation
planétaire n’est pas de signifier la distorsion flagrante à ses yeux, invisible
pour la plupart des gens, entre cette part du réel qui est matière et cette
part qui est esprit, dont l’inadéquation croissante et pathologique se traduit
par le fait que de faux esprits guident vers l’abîme une matière de plus en
plus falsifiée, tandis que l’esprit du chaman se trouve éloigné de tout
gouvernail. Or, seule une pensée comme celle dont témoigne Edouard Glissant
permet d’ouvrir les yeux sur ce qui s’est figé à ce point en nous et hors de
nous, que nous ne soyons plus capables de voir ce qui fait structurellement
défaut dans la relation entre nous et le monde, à savoir cette Parole qui « RELIE,
RELAIE, RELATE », qui « NE RAPPORTE PAS CECI À CELA, MAIS LE TOUT AU TOUT ».
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Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
Ces mots de Baudelaire expriment un râle d’agonie. Ils transpirent
la nostalgie d’un lien médiateur, d’une reliance entre le séminal et le
matriciel, suggérant l’exil de toute Parole. Celle-ci se trouve exclue des
sphères publique autant que privée d’un monde où l’unique instance qui la porte
revêt la figure de l’Étranger : titre du poème en prose qui, voici
près d’un siècle et demi, ouvrait le Spleen de Paris.
Peu de temps après, Baudelaire sera frappé d’aphasie dans l’église
Saint-Loup de Namur en Belgique, devant une peinture de Rubens représentant
quelque saint dont la langue est jetée aux chiens. Cet épisode mériterait à lui
seul un colloque, à l’heure où les chiens et les loups se disputent la langue
du poète, si celle-ci n’est pas destinée aux étals du Verbe officiel.
A partir de Baudelaire, il n’est de Parole essentielle, en ce
qu’elle dit le mal, qui ne soit dite mauvaise ou maudite. En un monde voué au
culte du bénéfice, il sera réputé fauteur de maléfices. S’il assume sa
malédiction, comment négocier avec ceux pour qui le négoce est unique objet de
bénédiction ? Dès lors, toute rêverie venant des Caraïbes (où la Parole est
thème crucial dans les trois langues d’une conquête ayant fait la part belle
aux chiens), toute pensée du tremblement nous invite-t-elle à voir que le
dernier regard d’un Baudelaire privé de langage fut pour les nuages qui
passent, là-bas, ces merveilleux nuages apparus à ses yeux lors d’un voyage
initial vers des îles ayant instillé la maladie créole en celui qui écrirait Les
Fleurs du Mal.
Or la semence des nuages, un siècle plus tard, laverait ces fleurs
de tout mal.
Il fallait pour cela qu’irrigue notre désert occidental une pluie de
Parole poétique tombée de ces îles errant par bonne sorcellerie qu’on nomme
caraïbes, une pluie venue de ceux-là mêmes qui étaient voués à l’immémoriale
malédiction biblique.
C’est depuis Aimé Césaire, me semble-t-il, que la malédiction du
poète peut se changer en bénédiction, tous les bénis-oui-oui de la boutique
s’avérant être les véritables vecteurs de nos maux. À partir des nuages
caraïbes, il se révèle que les pires maléfices de la poésie peuvent être
bénéfiques, et les meilleurs bénéfices du commerce maléfiques. Depuis Césaire,
Glissant, Chamoiseau et autres nuages de Martinique (pour ne pas évoquer ceux
de Trinidad et de Sainte Lucie, de Guyane et d’Haïti, de Jamaïque et de Cuba),
ce qui avait prévalu comme inversion du réel dans les mirages organisés par la
culture officielle se voit offrir une chance d’être enfin renversé. L’illusion
d’optique prend fin, à la faveur d’une diffraction nouvelle des lumières
mentales, par un phénomène inédit dont Edouard Glissant nous offrait déjà le
nom voici près d’un demi-siècle : Soleil de la Conscience.
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Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
Il fallait que Glissant vînt, après Césaire, pour que fût rendu
lisible Baudelaire. Je veux dire, pour que fût enfin rendu compréhensible cet
élan provocateur vers les nuages aussi bien que vers l’image de la femme
créole, chez ce beau-fils d’un général d’Empire assigné par sa Parole au rôle
du maudit. Il fallait que l’Oiseau de Cham écrivît Biblique des derniers
gestes, pour que le soleil de la conscience nimbe les nuages aperçus par l’Étranger
de leur signification décisive. Le général Aupick, second mari de la mère de
Baudelaire, n’avait-il pas été le frère d’armes de ce capitaine incapable qui,
au temps de la Restauration, provoqua le naufrage de La Méduse, frégate
affrétée par le Roi pour le commerce négrier ? Comment s’appelait-il
déjà ? Ay ! – comme on dit aux îles – ruse de Cham… Mais
rassurez-vous, son nom me reviendra… Où en étais-je ?... Oui, cette négativité
collée à la peau de celui qui nie le positivisme en vigueur… Elle ne pouvait
être levée pour Baudelaire qu’à la faveur de ces nuages n’ayant de cesse
d’accomplir à rebours le voyage entre la source et l’estuaire, tant sont
innumérables ces images de la Parole assurant la fécondité du cycle séminal et
matriciel. Innumérables donc les habitants de ces nuages, innumérables comme
les fleurs du mal devenues celles du bien, mais aussi comme les oiseaux, les
arbres, les sources, les rivages, les pensées et les peuples ayant reçu l’attribut
d’innumérables dans la Cohée du Lamentin. Car nous refusons ce calcul, nous
y confie Glissant – du même souffle que Baudelaire – ce calcul qui consisterait à énumérer l’essence du réel.
Je le cite : « C’est notre désir qui fait de ce nuage parfait un objet sans limites. »
Innumérables, oui, les peuples imaginés dans ces nuages par un
certain Charles proclamant n’avoir eu ni père ni mère ni sœur ni frère, ainsi
que par un certain Arthur quand il se réclame nègre et dit pénétrer au vrai
royaume des enfants de Cham, ou par un certain Isidore n’ayant selon ses mots
connu l’amour qu’avec la femelle du requin.
Si la plus haute poésie de notre temps est bien semence de nuages
errant au gré de l’alizé caraïbe, innumérable sont les peuples qui, comme le
clame un certain Edouard, manquent à la totalité-monde, peuples auxquels par ce
dernier se voit impartie la tâche de « relier tous les lieux entre
eux », pour que puisse advenir ce qu’il nomme le Tout-Monde. Tout-Monde
que ses mots désignent comme « le lieu d’une réalité processive, qu’(il) appelle créolisation ».
Je me permets d’envisager la citation que je vais faire à présent
comme l’un des cœurs de la pensée d’Edouard Glissant, telle qu’elle bat à tous
nos sens dans son dernier livre. Voici la citation : « Tout-Monde et
Tout-Empire sont, par leur structure et par leur fonction, des réels ou des
potentiels antinomiques, à partir de quoi il est difficile (je
souligne), de dégager des principes de connaissance ou d’action ». C’est à
ce difficile que nous sommes conviés ici à Carthage, poste jadis fondé
par des navigateurs du Levant, lieu hautement symbolique dans la mémoire des
nuages pour avoir été la capitale d’une résistance au premier grand empire
d’Occident. Tournons-nous dans la direction de Rome. Le nouveau pape ne
vient-il pas de reconnaître la validité poétique du Tout-Monde, face à la
logique du Tout-Empire ? Ne vient-il pas de faire enfin prévaloir la
Parole de Césaire sur le verbe de César ? N’a-t-il pas mis un terme
définitif à la geste impériale et coloniale qui, par le glaive et au nom de la
croix, ne cessait depuis des siècles d’ensanglanter l’Orient, même si nos
conquérants voici cinq cents ans cherchaient l’or de l’Inde à l’extrême du
ponant ? Son Encyclique des nuages caraïbes ne s’est-elle pas
conclue sur la formule magique d’Edouard Glissant : « L’Empire ou le
Tout-Monde, la balance est devant nous » ?
Si ce miracle a bien eu lieu, s’il ne s’agit d’un rêve des nuages
dont l’univers entier serait le jouet, nous le devons à la chanson d’une sirène africaine.
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Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
Ces mots résonnent en moi depuis le premier regard de ma boyesse Rosalie.
C’est elle qui a donné le sein mental au blanquillon que j’étais, le
faisant hériter d’ancêtres inconnus. Ce sont eux qui parlent par ma bouche
aujourd’hui. Eux seuls guident les chemins de traverse m’ayant fait retourner
au fleuve pour y écrire le roman Mamiwata, dédié à la mémoire de Patrice
Emery Lumumba. Ils ont conduits mes pas sur la trace des Traces évoquées par
Edouard Glissant quand ce dernier affirme : « …le caractère
tremblant, fragile et impérieux de la Trace, explique comment l’innatendu
survient dans nos sociétés », ce même caractère expliquant en outre
« pourquoi se développe une autre conception de l’identité, vécue comme
Relation et non plus comme principe unique ni comme souche excluante et
intolérante ». N’oublions pas que la pratique de la Trace, telle qu’en
parle Glissant, est liée à la fuite hors de la Plantation. Si je continue à me
référer au passage « Iles et Archipels » que je viens de citer, ce
sont toujours ces ancêtres nègres hérités d’un lait sacré qui, m’ayant fait
échapper à la Plantation par quoi s’organise en Occident le conditionnement
social, m’ont conduit vers de multiples formes de marronnage matériel et
intellectuel, organisées dans un vaste cycle romanesque où porte ma parole
originelle une instance autre de moi-même, un tenant de l’Anatolie et de
l’Atlantide nommé Anatole Atlas. Impossible de mieux comparer cette
« Mélopée d’Anatole Atlas, aède, athlète, anachorète », qu’au Radeau
de la Méduse de Théodore Géricault. Mais quel était encore le nom de ce
capitaine incapable, aux ordres du Roy de France, qui se rendit coupable du
scandaleux naufrage de cette frégate bourrée d’esclaves nègres au large du
Sénégal ? Ay ! comme on dit aux caraïbes… Ruse de Cham !
S’il n’est de roman valide à mes yeux qui ne capte l’appel vers
l’au-delà de l’horizon lancé par ce tableau, pas plus un écrivain ne peut
éviter le sort du radeau.
Comment résister à la tentation de vous dire le paradoxe immense
grâce auquel, porteur d’une parole officielle déléguée par un territoire où je
n’ai pas sans la conquérir droit de parole publique ; ambassadeur d’une
Communauté qui ne me concède nul réel droit de Cité ; détenteur d’un
mandat pour m’exprimer ici au nom d’un pays m’interdisant en ses murs toute
fonction légitime ; dépositaire d’une parcelle d’autorité par ma situation
sociale de marronage, nulle officialité littéraire en Belgique n’ayant eu vent
des nuages caraïbes (« la Caraïbe, nous dit Glissant : d’abord un
tournoiement, une ivresse de la pensée ou du jugement, une nécessité du tourbillon
et de la rencontre, de l’accord des voix ») ; oui, comment résister à
la tentation d’avouer ces paradoxes innumérables par lesquels, issu d’un
bloc d’amnésie brute en quoi se définit le territoire mental d’entre Celtes et
Germains qu’on nomme encore Belgique ; venant de l’épicentre d’un séisme
intellectuel et spirituel, c’est une pratique de la Trace instillée
depuis sa plus petite enfance au cœur du fils de l’homme blanc par la grâce
d’une sirène du fleuve Congo – traces en tous genres ayant pris la forme de
multiples écritures par les actes avant de se muer en acte d’écriture – qui a
produit l’inattendu de ma parole en ce moment. Car la créolisation –
Glissant y revient sans cesse et comme à plaisir – n’est pas une simple
mécanique du métissage, c’est le métissage qui produit de l’inattendu.
Ailleurs, il nous dit encore : « Le monde est imprévisible, parce
qu’il se créolise ». En vertu de cet inattendu, de cet imprévisible, celui
qui vous parle est donc né créole pour avoir vu le jour en territoire colonial,
mais le processus d’une créolisation véritable en lui s’est déclenché par le
mystère et la magie d’une fée congolaise lui ayant appris à compter sur ses
doigts en swahili, avant que de pouvoir marmonner les premiers chiffres du
calcul en langue de l’école. Nulle autre voix que celle de la sirène du fleuve
n’inspire l’interrogation fondamentale, contenue dans un cycle romanesque ébauché
voici vingt ans : quel marronnage aujourd’hui, face aux formes nouvelles
d’esclavage dont rendait compte un autre naufrage, celui du Titanic ? Il
fallait donc entrer dans l’acte d’écrire en s’inventant un double dont le nom
contînt l’écho de multiples peuples engloutis.
Entre autres nécessités vitales de lire Edouard Glissant, il y a son
affirmation selon laquelle ces peuples imaginaires existent.
« L’Imaginaire de tant de peuples oubliés, n’est-ce pas ce qui nous
manque ? », écrit-il dans son appel divinatoire à ce qu’il nomme
Tout-Monde, où le mouvement qui va de la source au delta est aussi bien celui
qui remonte, je le cite encore, « aux origines pour mieux désigner l’avenir ».
Ce message prophétique à nous adressé dans Le radeau de la Méduse par Théodore Géricault,
c’est exactement ce que ne voulaient ni voir ni entendre l’immense majorité des populations engagées dans l’aventure coloniale.
Pour celles-ci, nous l’avons dit, le négoce est la seule source de
bénédiction. A ceci près qu’en ce versant de l’immense réseau commercial qui se
développe à une échelle planétaire, pillage et main d’œuvre gratuite assurent
l’extraction d’une plus-value absolue. Cet absolutisme même contredit les lois
sur lesquelles repose la circulation marchande au cœur de l’Empire, où
l’accumulation des richesses autorise une socialisation relative des bénéfices.
Plus que jamais y serait jugée maléfique toute Parole mettant en question
l’injustice criante à l’origine, mais aussi au terme du cycle de la Valeur, qui
dans le cas du Congo, ne l’oublions pas, fait intervenir l’uranium,
indispensable au Monde Libre dans le contexte explosif de la Guerre Froide.
Raison pour laquelle in ne se trouve personne en Belgique – tous partis
confondus – qui soutienne un Lumumba, nécessairement désigné comme
l’incarnation du Diable. Ces divers éléments, la sirène du fleuve les instille
au cœur d’un blanquillon. Celui-ci capte la haine du monde civilisé pour un
homme dont l’attitude et les traits lui paraissent empreints de noblesse.
Peut-il déjà comprendre que le régime colonialen est un où règne la
plus totale absence d’esprit, même si la domination matérielle s’y justifie
d’une supériorité spirituelle ? Est-il capable de percevoir qu’y sévit la
plus stricte prohibition de toute forme de pensée ? Son apprentissage
ultérieur lui démontrera qu’au sein de la famille bourgeoise, vue comme un
microcosme de la société globale en phase de conquête impériale, tout est
structuré contre l’irruption de cet ennemi intérieur que serait l’éventuel poète.
Il faudra beaucoup marronner mentalement pour voir que toutes les mesures
préventives sont mises en œuvre afin d’éliminer une telle hypothèse, avec le
même soin qu’on mettrait à traquer l’infiltration clandestine d’une autre race,
laquelle s’assimilerait au plus dangereux des virus. La famille te la société
coloniales s’organisent donc en adoptant la loi du vide. Nulle Parole n’y est
admise. Tout surgissement d’un verbe qui ne s’identifierait au Verbe consommé
dans le silence des communions factices y serait perçu comme un crime, d’une
aussi traitresse nature que la bâtardise. L’impensable soleil de la conscience
y provoquerait plus de dégâts qu’un sang versé : la révélation d’un sans
mêlé. L’improbable poète serait accueilli par l’ensemble de la communauté blanche
ainsi qu’un négrillon, ce négrillon qui parle et pense comme personne dans À
bout d’enfance, le dernier livre de Patrick Chamoiseau, nommé depuis
toujours l’Oiseau de Cham par son ami Edouard Glissant. Ay ! Ruse de Cham…
Ces quatre derniers mots viennent encore de m’échapper, dont les
douze lettres se dispersent devant mes yeux pour se recomposer comme de leur
plein gré sous la forme d’un patronyme doté de sa particule nobilaire : de
Chaumassey, Hugues de Chaumassey … Pas d’erreur, c’est bien le nom du capitaine
irresponsable de cette frégate royale affectée au trafic négrier, qui fit
naufrage voici près de deux siècles au large du Sénégal, dont Théodore
Géricault immortalisa le signe lancé vers l’au-delà des horizons par un esclave
noir sur son Radeau de la Méduse … Ay ! Quel message de la sirène
du fleuve Congo !
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Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
Il me fallait produire ce témoignage par l’écriture, comme une dette à la sirène.
Il fallait creuser aux tréfonds de l’inconscient de l’Occident, dont
l’alpha et l’oméga correspondent à un processus d’exclusive accumulation
matérielle, pour y discerner la phobie de ce double mouvement qui est celui du
fleuve et celui des nuages. Phobie du flux cyclique, de l’onde en devenir
perpétuel. Phobie de toute forme de reliance entre le séminal et le matriciel.
Phobie de cette créolisation qu’appelle de ses vœux, depuis Carthage et Rome,
pour suivre la pensée poétique d’Edouard Glissant, une encyclique des nuages
caraïbes…
Jean-Louis Lippert (Anatole Atlas), le 18/04/2005
Allocution réalisé à l’occasion des journées d’Hommage à Edouard Glissant « Pour une poétique de la
relation : limites, épreuves, dépassement » du 26 au 28 avril 2005 à Carthage (Tunisie)
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