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Raoul Vaneigem à propos de Mamiwata
Je ne ferai pas l’éloge de Jean-Louis Lippert. D’abord parce qu’il n’aimerait pas cela et, ensuite, parce que ce qu’il écrit parle de soi, je veux dire, est une construction qui a ses assises et se soutient toute seule.
Quand est-ce qu’une œuvre se soutient toute seule ? Eh bien, je pourrais dire qu’il y a là un secret et que, pourtant, ce secret n’est pas impénétrable.
Une œuvre a des assises solides et se construit — je ne dis pas avec perfection mais avec conviction — lorsqu’il existe un accord entre un auteur et ce qu’il écrit.
D'aussi loin que remonte notre rencontre, j’ai toujours trouvé chez Jean-Louis une façon de subvertir le monde qui se traduisait à la fois dans son comportement quotidien et dans ses textes.
Ce n’est pas pour rien qu’il a signé plusieurs de ses brûlots du nom d’Anatole Atlas. Atlas, c’est celui qui porte le monde, et Anatole, c’est celui qui fait de son mieux pour le tourner dans le bon sens.
Il n’y arrive pas toujours mais il essaie, et il essaie sans relâche.
Nous portons tous notre monde sur la tête et dans la tête. La plupart des gens ne le savent même pas, et font comme si le monde les portait. Et du coup, ils se portent mal et le monde défaille.
Il y en a d’autres, beaucoup moins nombreux, qui le savent. Et le monde pèse sur eux, et cela leur fait mal à la tête, et parfois, cela les écrase et les tue. C’est comme si la lucidité était plus forte qu’eux, et qu’elle les aveuglait.
Mais ce n’est pas la lucidité qui tue, c’est l’absence de vie et le manque de conscience de cette banalité paradoxalement insolite : à savoir que la vraie vie est possible.
Dans les romans de Jean-Louis, il y a des personnages qui vivent d’une vie sauvage et qui posent la question : pourquoi passons-nous la plupart du temps à nous détruire au lieu de tenter sans relâche de vivre mieux ?
Il y a des personnages qu’une vie sauvage emporte dans un tourbillon sans qu’ils aient le temps d’harmoniser le chaos. De sorte que l’exubérance les submerge au point de les noyer.
D’autres, en revanche, s’emploient à incliner les circonstances en faveur de la vie. Ils disent les êtres et les choses de la vie, et ce qu’ils veulent.
C’est une telle volonté que Jean-Louis perçoit chez un homme qui a été l’un des premiers à s’être dressé contre l’univers des multinationales de son temps,
un homme qui a été un précurseur dans le combat mené aujourd’hui contre le capitalisme financier qui s’emploie à ruiner la planète. Cet homme, c'est Patrice Emery Lumumba.
Bien avant qu’une commission parlementaire belge souhaite mettre en lumière le rôle joué par la Belgique dans l’assassinat d’un des rares porte-parole d’un peuple en voie d’émancipation
qui ait refusé toute compromission avec le monde de la marchandise, Jean-Louis écrit :
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Notes de White Star (Samedi saint)
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(...) Charlemagne vide sa bouteille de Skol et poursuit son histoire.
« En juillet éclate la sécession katangaise, orchestrée par le royaume de Belgique, Charles Van Den Woestijn, les pays de l'Alliance atlantique.
Le Satan de Stan se rend en Amérique, où Eisenhower le reçoit à la Maison-Blanche par vingt et un coups de canon.
Il est logé dans l'appartement réservé aux grands de ce monde, et Charles Van Den Woestijn envoie un message ainsi libellé au gouvernement américain :
« Vous ne pouvez pas inviter un macaque, un singe, un nègre là où S. M. le roi Baudouin est logé lors de ses visites officielles aux États-Unis d'Amérique.
Nous rompons les relations diplomatiques entre nos deux pays. »
Eisenhower montre le télégramme au Satan de Stan. Le soir même, il passe au Sénat, où il expose le plan d'action de son gouvernement.
La réunion se tient à huis clos, en présence des principaux responsables de la C.I.A. et du F.B.I. Ceux-ci lui enjoignent d'être leur homme au cœur du continent africain.
En échange, ils feraient de lui un chef d'État d'une stature inégalée.
L'homme de l'Agence en Afrique était à l'époque l'Empereur éthyopien Haïlé Sélassié.
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On lui propose un plan-contrat, en tant que Premier ministre pour commencer.
Les Américains exigent le base de Kamina, les mines d'uranium, et la concession de toutes les richesses du pays.
« Les Belges ne vous feront rien si nous sommes derrière vous ». Il répond à Eisenhower : « Je ne veux pas vendre mon pays ».
Après son départ, les services spéciaux mettent en jeu des sommes énormes pour appuyer la sécession katangaise, déstabiliser le Satan de Stan et le faire assassiner.
La Belgique envoie ses troupes pour récupérer le port de Matadi.
Il se tourne vers les Russes, Krouchtchev se répond prêt à envoyer des experts dans tous les domaines au Congo, mais à des conditions inacceptables.
Il enjoint alors à tous les Russes de quitter le territoire congolais dans les 48 heures. Et commence la guerre contre la sécession.
L'armée katangaise, composée de mercenaires, est supérieure. Pour lui, le cercle se referme déjà. »
(...)
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Notes de White Star (Samedi saint)
Les menaces de toutes natures affluent. En septembre, le Satan de Stan envoie ses proches se réfugier à l'ambassade du Ghana.
Il s'y abrite lui-même, après que le Président ait donné l'ordre au caporal, entre-temps promu colonel, de l'arrêter.
Celui-ci trouve l'ambassade protégée par une barrière, et par des armes lourdes. Toute la nuit éclatent les tirs de mitrailleuses, de bazookas et de mortiers. Au matin, le Satan se livre.
Il est placé en résidence surveillée, mais le Gouverneur de Léopoldville organise son évasion et lui donne les moyens de fuir vers Stan avec deux voitures, en traversant le Bandundu, le Kasaï et le Manyema.
Partout sur son passage il est reconnu, acclamé, fêté, pressé d'improviser des meetings qui retardent sa progression.
Des hélicoptères de l'armée repèrent les fuyards. Un convoi militaire les rejoint alors qu'ils viennent de franchir une rivière par le bac.
Sa femme est encore sur l'autre rive, dans la seconde voiture, avec leur fils cadet.
Ceux qui l'accompagnent le supplient de ne pas se retourner, de poursuivre au plus vite vers Stan, hors de contrôle de l'armée régulière.
Il décide de rejoindre sa femme, déjà aux mains des soldats qui la violent sous ses yeux.
Ligoté, menotté, battu, on lui arrache barbe et cheveux qu'on lui fait manger sur place.
Boxé à mort durant le transfert en jeep vers Thysville, il est ensuite remis aux militaires blancs qui attendaient la livraison du colis et le placent dans un avion pour É'ville, capitale de la sécession.
Tous les journalistes de la presse belge ont assisté à cette scène, en particulier l'envoyé spécial de la Gazette Royale.
Aucun n'a dit ce qu'il a vu. Tous ont accrédité la thèse ultérieure du Maréchal.
Oeil crevé, jambes et côtes brisées, c'est un moribond qui est jeté sur le tarmac de l'aéroport, où les mercenaires pointent leurs mitrailleuses sur les soldats de l'ONU pour les tenir en respect.
À ce moment, le leader katangais est en réunion secrète avec Jesus Evangelista dans un cinéma de la ville.
À l'écart de celle-ci, devant une maison réquisitionnée en bordure de savane, où lui furent infligées les dernières tortures, un militaire katangais perce le cœur du Satan de Stan à la baïonnette, avec cette parole :
« Fais donc un miracle, toi qui te prétends invulnérable ! »
Il n'était pas mort et répond :
« Ce n'est pas moi seul, c'est toute l'Afrique que tu as tuée. »
Un centurion belge eut pitié de ses souffrances, qu'il abrégea en lui tirant le coup de grâce en pleine tête.
On embarqua le cadavre vers les installations de l'Union Minière, où les intérêts du patron de la Panoptic étaient toujours majoritaires.
Il fut jeté dans un bac de coagulation de matière, et la séparation chimique de son âme et de sa chair se fit dans un bain d'acide sulfurique.
— Lumumba est toujours vivant, il marche sur les eaux ! », hurle le poivrot du comptoir à l'adresse du légionnaire, qui s'écarte de la fille en robe noire.
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Je lui sais gré de ne pas avoir fait de Lumumba un martyr comme la plupart l’ont fait, ce qui est bien commode pour vider un homme de sa substance et glorifier l’univers des victimes au lieu de faire renaître en nous ce qu’il a voulu vivre.
J'ai choisi un passage au style volontairement dépouillé parce qu’il s’accorde ici avec la violence qui a mis fin à l’existence de Lumumba mais non à son rêve.
J'ai parlé de cette alternance, dans l’œuvre de Jean-Louis Lippert entre la conscience de la vie à construire et le constat d’une vie qui n’en finit pas de s’érailler, de se corrompre, de se défaire. Voici un bref exemple :
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(...)
Notes de White Star (Samedi saint)
Par dessus le fleuve, dans le ciel de l'aube, tournoyait la cendre des enfants morts pendant la nuit. J'avais regardé le soleil se lever comme un orage noir sur ce purgatoire.
Au cœur de cet immense bagne où chaque vie s'expie, dès les premières lueurs, une foule purulente suinte des crevasses d'ombre entre les anciennes villas coloniales aux façades alambiquées,
pour s'écouler jusqu'au soir sur le macadam défoncé de toutes ces rues sans nom, qui portaient ceux de glorieux sergents, lieutenants, capitaines, majors, colonels oubliés.
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À ce moment où la nuit bascule pour s'engloutir d'oubli, toutes ces silhouettes errantes semblent des spectres qui s'en remémorent,
et garantiront sa permanence dans l'éblouissante lumière du jour, jusqu'à la prochaine disparition du soleil. À la recherche de refuges imaginaires.
L'État-major militaire devait sa pelouse soignée aux machettes assidues des prisonniers qui commençaient leur pénitence avant le lever du jour.
Là, sur le côté gauche de l'ancien bâtiment de la Force Publique, Charlemagne s'applique avec les autres au ballet des matitis, sous la surveillance de deux soldats.
Toute mon angoisse disparaît dans notre échange de regards. Pas besoin de lui faire un signe.
Un instant son geste reste suspendu, la longue lame accueillant un éclat de lumière à hauteur de l'épaule, torse dressé, un indéchiffrable sourire éclairant ses traits avant qu'il ne se penche à nouveau,
pour se remettre à faucher les hautes tiges, comme il faisait jadis dans la parcelle familiale, d'un large, monotone, fatidique mouvement de balancier.
« C’était terrible », murmure Charlemagne plusieurs heures plus tard en cognant son verre de Skol glacée contre le mien.
(...)
Extrait de
MAMIWATA
de Jean-Louis Lippert
ISBN 2-87246-019-5
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Le mot de Buffon « le style, c’est l’homme » n’a jamais cessé de se vérifier et de gagner en précision.
L’absence de style dans un nombre croissant de livres traduit l’absence de style de vie chez un grand nombre de nos contemporains.
Il y a aussi ceux qui trichent: ils ont un style qui dissimule l’homme qu’ils sont, mais leur mensonge même les dénonce, comme de beaux parleurs qui ont seulement l’art de duper et de manipuler, et qui se mystifient eux-mêmes.
Je connais assez Jean-Louis pour dire qu’il vit comme il écrit : de façon échevelée et avec une grande rigueur, avec une exigence aussi paisible qu’insatiable.
Il me connaît assez pour savoir que l’alliance du chaos et de l’harmonie n’est pas pour me déplaire.
Raoul Vaneigem à propos de « MAMIWATA »
Paroles prononcées lors d’une rencontre au Collège International des Traducteurs de Seneffe à l’invitation de Françoise Wuilmart en été 2001.
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