île amazone
Tu imagines et te souviens éternellement. Car c'est encore toi, allongée sur une plage parmi les milliers de coquillages nacrés,
dans la symphonie étourdissante des oiseaux, qui présides au destin qui me jettera sur cette terre de hasard.
Toits de palme, peaux de cuivre, boucles d’oreilles en or, visages et corps peints, la parure des perroquets met dans l'ombre le soleil lui-même.
Encore toi qui, la première, vois apparaître à l'horizon trois pirogues gigantesques aux voiles frappées de la croix.
Aux cris et rires de bienvenue exprimant l'innocence de vos âmes, répond le tonnerre vocal du Te Deum ; et, bientôt, la fumée du mousquet, le feu des espingoles.
Ta peau pour la première fois fera contact avec un dard de fer.
Tu es allongée sur la même plage de Santa María, à l’est de La Havane, et scrutes l'horizon marin où surgira tout à l'heure, venu de l'autre rive, un amiral et vice-roi sans flotte ni royaume.
Sa barque vient des provinces belges où l’Empire, à nouveau, installa son centre. Nul roi catholique, nul trait de plume pontifical sur la carte du globe ne me guida pour quitter le continent de prud'homie.
Comme Colomb cherchait l'Orient à l’extrême du couchant, j’appareille pour le dernier pays de l'Est à main gauche sur la carte.
Blonde est encore ta toison comme ta chevelure, et les fruits d'or et de sang garnissent le verger entre tes cuisses.
Mais ta peau noire est revêtue de l'uniforme des volontaires, et ta main refermée sur la crosse du fusil-mitrailleur.
Vous êtes, les onze mille vierges de Cuba, prêtes à toute forme de résistance sacrée contre cuirasses et arquebuses, rondaches et canons
de ceux qui entendent toujours faire cargaison d'âme et de chair humaine, placer le globe entier sous le glaive et la croix.
Brûlant d'hérésie contre tous les royaumes, contre toutes les églises, ton seul visage réel guide ma course aux chimères ; chaque pas
concret que je fais est inspiré du rêve ou tu es apparue.
Mais à quelle armée appartiens-je ?
Comme le regard du marin s'immisce dans une baie inconnue, prophète de l’impossible j'engage ma nef du soleil dans le miroir du monde de ton âme,
pour cette chronique de l'impossible que je tiens en mon impubliable journal de bord.
Quand la terre se dénude, c’est l'île de Cuba que l'on voit.
Joyau mystérieux de la planète niché entre Nord et Sud, Est et Ouest, elle seule fait le grand écart entre rêve et réalité, elle seule est condamnée à toujours errer entre le nouveau et l'ancien monde.
Ressortissante de tous les continents, ils la capturèrent sans la captiver.
Et le bordel de Batista dut fermer ses portes. Une colombe blanche, dit-on, se pose de temps à autre sur l'épaule de Fidel durant ses discours.
Mais depuis Troie et Carthage, toutes les cités protégées par l'étoile devaient être détruites. Ennemi de Jason, d’Achille et de Thésée,
le voleur que je suis affronte la solitude et les récifs avec une mélancolique ironie pour toucher l'or de ta ceinture.
Ênée, avec Anchise sur le dos et toute la tribu des Ancêtres, affronte la violence échevelée de ta tempête lorsque tu lui chevauches
le gaillard d'avant, et la furie de tes hauts-fonds, et cette lame qui hante ses voilures s’abat en trombe pour lui fracasser le pont.
Rari nautes apparunt in gurgite vasto.
Un seul passage vers toi. Le naufrage. Un arc. Une flèche d’arc primitive et sidérale.
Le soleil d’un siècle d’or encore à venir se lève au-dessus de la proue. Au nom de dieu et du diable, larguez les amours !
Coupé le cordon ombilical, on progresse sur le liquide amniotique d'une mer mentale démontée. La caravelle de l’écriture,
solidement membrée avec ses trois mâts tenus par des haubans – deux voiles carrées, une triangulaire –, ses deux gaillards
et sa dunette surélevée, malgré son faible tirant d’eau ne craint ni les récifs ni les hauts-fonds.
Elle peut naviguer le long de côtes réputées dangereuses, affronter les passes et s'engager dans les fleuves à la vitesse de neuf nœuds.
Coque de noix sans confort dansant au gré de l’inconnu, elle croise des nuages d’oiseaux aux ailes effilées qui, sans autre chair que leur plumage, sont la seule nourriture mentale de l'équipage.
Bien que celui-ci ait été recruté parmi la plus louche gueusaille de moi-même, durant toute la traversée il a obéi avec discipline à son capitaine, l'homme au manteau râpé pourvoyeur de royaumes.
Tout à la fois boussole et astrolabe, table astronomique et portulan, je déchiffre la voie à suivre dans les grimoires du ciel.
Mais trop de nuages pris pour nuées d’oiseaux annonçant la côte, de brisants pour des rivages, trop de varechs dans la mer des Sargasses ont affaibli la foi en moi des hors-la-loi et repris
de justice qui me composent et menacent rébellion. Les provisions déclinent en même temps que mon prestige de vagabond céleste, prêcheur de croisades d’amour, mage roturier
pour qui rien n'est trop noble quand, avec des gestes de fou, mon sosie de la hune lance le cri : « Terre ! Terre ! »
« Car je crois qu'ici se trouve le paradis terrestre où nul ne peut entrer sans la permission de Dieu », note Colomb devant Cuba.
Dans l'infinie syncope d'une navigation entre les pôles, ma personne n'est plus rien d'autre que ces ailes immenses qui s'étendent hors de moi, aux dimensions de l'univers, sur cette mer tapissée
d algues ou s'engloutirent tant de hauturières dérives.
« Là ou il n’y a pas d'amour, tout s'arrête », ajoute le Christophore dans son journal. Parce que je suis entré sans ruses dans l'existence, tu m'as dispensé tes largesses.
En échange, mes derniers mots furent paroles d'insultes. Mais l'inertie que je te reprochais, n'était-elle pas le reflet de ma propre bassesse, de ma propre
tendance à l'alcool, au tabac, aux obsessions que je dissimule sous d'illusoires prestiges ?
La carène de ma vie rongée par la vermine, sans ravitaillement ni munition, mon équipage intérieur mutiné, j’aperçois l'île Fortunée comme un rêve en suspension dans l'Histoire sous les nuages rouges.
Pommes et toison d'or, avais-je fait miroiter à ma cupide crédulité.
Après toutes les errances de douleur et d'extase dans ton labyrinthe liquide, laisse produire son chant du cygne au héros périmé que je suis,
à ce descubridor déboussolé, looser en haillons aveuglé par les reflets de sa pitoyable utopie.
Permets au commis-voyageur d'aborder tes terres d'espérance pour te dire comme Colomb en décembre 1500, s’écroulant aux pieds
d'Isabel en son palais de Grenade: « Voyez mes chaînes, mes cheveux blancs et mes larmes ! »
Épave disloquée, caravelle démâtée, j’accoste au phare de Maïa, divinité de la mer dans le vieux folklore afro-cubain.
Phare,
en russe, se dit Maïak. Maïa, Maïak, Maïakovski.
Я всю свою
звонкую сиΛу
поэта тебе
отдаю, атакуюший
кΛасс !
(Ia vsiou svaiou zvonkouiou silou poéta, tiébié atdaiou, atakouiouchtchiï klas !)
Toute ma force sonnante de poète, je te la donne, classe à l’attaque !
À quoi riment encore pareils mots dans la bouche d’un conquérant désenchanté de l’ultra-mar, venu chercher une place au balcon à l'Opéra du Nouveau-Monde ?...
Sin tí, yo no puedo vivir jamás...
Tu as pris pour me répondre la forme et le visage d'une vieille négresse créole aux cheveux roux, qui se promène en chantant seule sur la plage.
Sin tí, no podrías vivir feliz...
Il y a dans sa voix, son regard, son sourire, la limpidité des rivières, des fleuves et des lacs du monde au temps où les hommes pouvaient encore s’y abreuver.
« Nosotros no tenemos muchas cosas, nada mas que la libertad », me lance-t-elle sans manifester de surprise pour le retour du fils prodigue, avant de m'inviter à la suivre auprès d’un
feu rituel où, jeunes et vieilles, se réunissent les brujeras du culte yoruba.
et je raconterai un jour l'angoisse et la tristesse de se perdre ainsi devant l’eau froide où meurent les buissons ardents de nos
vieux jours et s’ouvre un Temple enfin privé de gloire et de ciel et de vent où les flammes sont des serpents qui hurlent à
la mort comme les chiens errants à la lune quand elle est pleine de nos sangs dont le chant survit au miracle de la chair et
pousse les fantômes comme des statues sur les routes et les chemins de toutes les villes pour nous entretenir d'un monde qui n’est plus
ai-je lu à haute voix, en guise de salut, au dos d’une mystérieuse carte postale imbibée d’eau et chiffonnée que j’ai tirée
de ma poche, reçue la veille de mon départ comme un signe du Troyen Hector, ce personnage de l’Iliade dont je ne connais rien
sinon qu'il fut le principal défenseur de Troie et qu'il mit le feu aux vaisseaux des Grecs.
Les bouteilles de rhum passant de bouche en bouche, et les cigares cazadores,
une allégresse infiniment triste se peint en rouge sur les lèvres de celles qui dansent, belles écuyères à la peau brune
occupées de donner à boire à la sainte Hiémaïa, tandis que dans le ciel s'élèvent la voix rauque et les accents de guitare du
babalao. Celui-ci, qui était assis, déploie sa longue silhouette noire, secoue ses chaussures blanches vernies et m'adresse, de sa large
moustache, un sourire entendu sans que ses yeux perdent comme l'expression d'un chagrin séculaire. Il me dit saluer le dernier
dissident de l'unique Ouest, lui, Gitano Negro, unique dissident du dernier pays de l'Est, avant de boire un coup, de réaccorder
son instrument et de reprendre, debout, d'une voix grave :
Aquí se queda la clara
la entrañable transparencia
de tu querida presencia
comandante Che Guevara
Eclate comme une grenade le chant d'un gitan nègre dans l'île la plus mystérieuse du monde. Son chapeau noir à larges bords porte la même étoile du troisième œil que le béret du Che.
Et je comprends qu'il me fallait nécessairement me mettre dans une situation
sociale impossible, simplement pour pouvoir parler avec la majeure part de l'humanité, cette race maudite descendante de Cham.
Nous sommes bien la cinquième Internationale, celle du quint monde.
Couché, sur la plage de Santa María, à contempler l'horizon, c’est comme si je me regardais de l'autre côté de la rive incertaine
où est censée aboutir ma navigation de la nuit sur la page d'écriture. Et parmi les palmiers, les bananiers, les orangers et
ces arbres à fleurs rouges de l'enfance, remontent à la mémoire dans la fumée du feu les odeurs d'un fleuve d’Afrique découvert par Stanley.
C’est en traversant le río Maricón pour gagner la vieille ville
de La Havane que je devais entendre le Gitan Nègre me parler du Troyen Hector. Il aurait voyagé lui-même depuis des
siècles, des montagnes d’Italie aux plaines de l'Argentine, avant de revenir à Paris où il écrirait des livres. On l’y apercevrait certains
soirs, Indien sur le sentier de la guerre en costume civilisé marchant pieds nus dans la pluie de la ville.
Il va, paraît-il, de sa démarche de cacique, le regard préoccupé des choses les plus banales dont il rend compte dans ses écrits avec un soin d’anthropologue, plus attentivement que ne
le font ceux qui s’y appellent les porte-voix du peuple. Mais combien de fois, en son itinéraire où le futur précède le passé
et le plus ancien reste encore à venir, lui a-t-il fallu accomplir la traversée de l’une à l'autre rive pour deviner dans le
plus humble travail d’aujourd’hui, selon ses propres mots, l’algèbre que le rêve savant de l’univers a jadis déposée au cœur des nuits ?
Nous croisons les beautés créoles aux fesses saillissantes sous robes et pantalons bigarrés. C’est ici, en apparence, la même
population que celle vouée ailleurs à disputer sa nourriture aux chiens des bidonvilles, qui s’empare chaque jour
sans coup férir de sa capitale, poème de pierre peinte aux façades baroques multicolores devant lesquelles traînent de vieilles
Dodge. De même que l'architecture coloniale aux balcons mauresques s’est métamorphosée en habitat populaire, aucun vieillard
émacié, nulle flamboyante fleur féminine n'arpente les rues sans paraître accomplir l’étrange alchimie qui, dans le creuset
de l`Histoire, a fondu les traits de l'aristocrate à celui du sorcier nègre et confère à l’ancienne esclave agitant son éventail
de carton, avec une insolence hautaine, un port de tête de princesse.
Une insouciance un peu triste s’écoule des façades entre lesquelles le temps passe comme un spectre, écaillant doucement
les diverses couches de couleurs pour produire d'étranges peintures où son visage se mire dans ses propres masques
successifs. Tout baigne comme dans un état second, celui d'une rêverie séculaire que n`interrompent pas les appels à
la vigilance apposés sur les murs. Plus que la préparation au combat pour la défense du territoire, se devine une mobilisation des esprits, des
énergies, à une sorte de guerre pacifique avec l’indicible.
Que cherchent-ils au juste, ces hommes et femmes aux allures philosophiques aux regards athlétiques, dans ces rues dépourvues
d'animation, de diversion commerciale ? Plus de masques ni faux-fuyants, mais une société écorchée et arborant son sexe métaphysique.
Les petits deals traditionnels à proximité des hôtels n'ont aucune âpreté, plutôt menés en dansant, et les éventuels escarpes font entrer le touriste dans leur maison au vu même des policiers impubères.
J’approche le mystère dans cette odeur, commune à tout le tiers monde, de mazout empoussiéré soulevé par des auto-bus
brinquebalants, quand la nuit tombe sur les rues éclairées de rares luminaires où se répondent, de balcon en balcon, des voix
de femmes mêlées aux derniers cris des enfants, aux chants des hommes, à la musique des radios, aux palabres des télévisions
toutes portes et fenêtres ouvertes, et aux sirènes d’un navire, car il y a toujours la mer ou le fleuve à proximité.
Tout au long de notre marche, le Gitan Nègre a réglé la cadence de son pas sur cette musique et il m'introduit dans la cathédrale San Cristobal où gisent encore, selon certains, les cendres de Colomb.
Suspendue au mur en place d’honneur, une peinture de grande dimension représente le saint Christophe de la légende
portant Jésus, comme un monde, sur les épaules pour lui faire traverser une rivière à gué.
Le Gitan Nègre sourit dans la pénombre en me désignant un
écriteau qui avait particulièrement retenu l’attention du Troyen Hector.
Il y est dit que le saint était originaire de Chanaan.
Je m’avise en quittant l'île Fortunée que sa partie Sud, dans la mer des Caraïbes, comporte une vaste mangrove de marais salins peuplés depuis toujours par les crocodiles.
La Terre Promise eût-elle été inversée sur la carte que Colomb y eût découvert non le paradis mais l'enfer.
Juan-Luis de Loyola [Digraphe, mars 1993]
Juan-Luis de Loyola
n'est pas un pseudonyme posthume du James Joyce cubain José Lezama Lima même si, né à Santiago de Cuba le 16 juin 1954 -
cinquante ans, jour pour jour, après le Bloomsday - leurs initiales se retrouvent dans la signature de quelques romans parus en Belgique, dont il est
un Narrateur exotique. Fils d'Abel de Loyola et d'Aurore Théokratidès (qui furent, au milieu du siècle dernier, le compagnon et l'égérie de Guy Debord lors
des premiers cris du mouvement situationniste), il exerce aujourd'hui la fonction d'Esthetical & Ethical Expert pour la firme Panoptic à
Bruxelles, y assurant en outre les missions de Storytelling management.
Pareilles circonstances l'ont autorisé à faire de l'arrière-décor du dernier demi-siècle matière à racontars tels que la corporation éditoriale s'est
insurgée contre l'hypothèse de leur publication. Comme il en alla, voici quatre siècles, pour le Quichotte (au temps où noblesse et clergé n'avaient pas
inventé le système des répressions libertaires que Loyola s'attache à décrire), ne serait-ce pas la crédibilité de l'ensemble des représentations du monde
contemporain qui se trouverait menacée par l'existence de ce roman portant pour titre Ajiaco ?
Publication : Fragments pour que noblesse oblige, Adresse aux fistons de Tonton, Editions Luce Wilquin, 2001.
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