SPHÉRISME > Jean-Pierre LEONARDINI à propos de Mamiwata

Jean-Pierre Léonardini à propos de Mamiwata

 Jean-Pierre Léonardini

« Mamiwata », roman, jean-louis lippert.


Le roman d'un jeune ogre pauvre

Il est des romans où l'on entre comme dans l'océan, au risque de se perdre. «Mamiwata» est de ceux-là, qui nous change de la littérature anémique abondant en produits calibrés, si commodes à ranger dans les cagettes à primeurs éditoriales. C'est, littéralement, un roman-fleuve, puisque le Congo en constitue l'artère principale et qu'il s'agit, y flottant, d'en remonter la source jusqu'à l'enfance submergée par le temps. Jean-Louis Lippert, alias Anatole Atlas, auteur il y a quatre ans d'un livre qui tenait déjà sacrément sa promesse («Pleine Lune sur l'existence du jeune bougre», Messidor), prend sans jamais déroger le pari de démultiplier la narration entre plusieurs personnages, lesquels, chacun donnant sa version des faits, fournissent autant d'entrées à un texte extrêmement dense, cousu de métaphores glorieuses, qui n'ambitionne rien tant, à la fin, que de s'avancer sous l'espèce d'un vaste discours sur l'état du monde, depuis l'Afrique mère (Lippert est bien né au Congo) jusqu'à la Belgique du repli, petit chef-lieu de canton de l'Occident surplombé par les caméras de la firme Panoptic, qui arrose le monde d'images, distribue bons points et récompenses, gère à son gré les corps et les âmes.

Mamiwata est une sirène du fleuve Congo. Qui dit sirène pense Ulysse, se liant au mât pour résister à son chant. Bien sûr qu'il y a de l'Odyssée dans ce récit empli de méandres, de tourbillons, d'entonnoirs voraces. Et de voguer sur le Congo en pirogue permet symboliquement de remonter le courant du Léthé, fleuve de l'oubli au pays des morts.


Un coup de rein écrit

Ce livre, dédié «à la mémoire de Patrice Emery Lumumba», est une gigantesque tentative, en forme de coup de rein écrit, pour s'ébrouer hors d'un monde désespérément glauque, dépourvu d'harmonie, irrémédiablement orphelin de beauté et pour ce faire, Lippert, dans une prose héroïquement sinueuse, boit sans cesse l'obstacle en avançant sans peur, épouse le ton lyrique à la manière de Virgile conduisant Dante aux enfers pour, l'instant d'après, donner à rire avec une scène de genre prestement enlevée. Mais notre monde, Lippert le prouve, demeure politiquement insupportable et esthétiquement fascinant. «Mamiwata» joue sur tous les nerfs de cette dialectique entêtante.

Rarement l'Afrique aura fourni matière - mis à part Conrad, bien sûr, et Roussel, fût-elle chez ce dernier d'autant plus vraie que proprement imaginaire - à une telle débauche langagière admirablement canalisée, apte à faire sonner les fanfares d'une imagination toujours en alerte et à produire, avec la pâture du regard constamment cultivé, un lancinant théâtre d'ombres mobiles où tout fait sens et se répond d'écho en écho.


Un roman de fond

Il y va alors d'un récit protéiforme comme grand chant, accompagné aux grandes orgues d'un souffle passionnel et vital, celui d'un athlète affectif qui s'est attelé à un roman de fond, comme on dit de la course, et qui ricanerait au moment de sa victoire. Car une ironie terrible lézarde ce monument. C'est, à mes yeux, ce qui en fait tout le prix. Ecrire un grand roman, «Mamiwata» en est un - et je mise ici ce que j'avance à dix contre un -, puis faire comme si cela coulait de source, ne mangeait pas de pain, ne tirait pas à conséquence, cela participe de l'espèce d'humilité inséparable du grand bel orgueil sans quoi on n'aboutit pas loin.

 «Mamiwata» est le roman d'un jeune ogre pauvre qui a de l'or dans les mains et dans la tête des trésors d'imagination, fabriqués à partir de l'observation d'un réel de plus en plus improbable. Une telle somme, jamais empêtrée, constamment libre dans la facture et semeuse de rêve à tous les vents contraires, participe en même temps d'une réflexion d'envergure sur l'univers où nous respirons à petits coups prudents. J'en fais pour ma part un roman culte, mais surtout pas funéraire, quoi qu'il y ait là-dedans, tout au long, maille à partir avec la mort. Mais n'est-ce pas le symptôme des œuvres puissantes que d'en être un grand signe de conjuration?

JEAN-PIERRE LEONARDINI

L'Humanité, vendredi 9 décembre 1994

Talus d'approche-littérature éditeur, 436 pages.


SPHÉRISME | RETOUR