ULENSPIEGEL
La Septième Identité
« La littérature authentique est prométhéenne » profère Georges Bataille dans La Littérature et le Mal.
Nul n’est plus apte à traduire le message de Prométhée que son frère Atlas.
Quelle autre ambition que d’assumer ses liens fraternels avec un lointain passé, pour fraterniser avec la postérité ?
C’est sous l’effigie du titan qui déroba le feu sacré aux dieux pour l’offrir à l’humanité, que j’ai rencontré Richard Miller voici quatre décennies…
Lors de sa carrière politique ultérieure, jamais je n’ai cru que les fards de la social-démocratie libérale avaient estompé son fond de teint marxiste.
Il me faut ici le remercier d’avoir accordé crédit à mes écritures, même si je ne crois guère qu’il ait jamais voulu concrétiser le projet,
lorsqu’il était ministre, d’inviter en Belgique mon autre frère Patrick Chamoiseau…
Si quiconque s’intéressait encore aux réflexions du marqueur de paroles sur les créolisations de l’écriture,
il conviendrait du fait que l’œuvre sans égale de Charles De Coster en est une préfiguration géniale –
saluée par Romain Rolland, témoin de la copulation de deux langues nationales en Thijl Ulenspiegel –
comme de la création d’une « patrie nouvelle »…
Survivrait-il une flamme intellectuelle dans ce pays colonisateur autant que colonisé (l’uranium du Congo livré à l’Amérique permit Hiroshima,
puis l’élimination du Péril Rouge, non sans irradiation culturelle), que le brasier des conflits communautaires s’éteindrait
à la seule évocation de ce héros universel des lettres françaises incarnant – l’esprit de la Flandre.
Le seul écrivain belge assumant l’héritage de Charles De Coster au XXe siècle – par d’autres créolisations –
partage avec son devancier culs de basse-fosse et opprobres sociaux pour même crime de lèse-impérialisme.
Ces oubliettes sont un précieux refuge pour voir en Thijl Ulenspiegel une allégorie prométhéenne.
Il faut cette amicale complicité de l’ombre hors les projecteurs des vitrines,
pour mesurer ce que signifie la prise en otage de Thijl par des instances ayant cautionné la subordinationde l’intérêt général
et de l’espace public à l’empire de Kapitotal et aux astres de la tour Panoptic.
Sans limite étant la colonisation des cerveaux, pourquoi ne pas user d’Ulenspiegel comme d’un label publicitaire d’Israël ?
Ne voit-on pas Jupiter (ayant baptisé Révolution son programme de pouvoir) enrôler la voix des titans mythologiques au service de son Olympe ?...
Chaque jour accentue ces forfaitures du sommet de la pyramide attisant les passions des bas-fonds pour aggraver, au nom de la liberté, une tyrannie sans visage.
Richard Miller crut ainsi bon de m’inviter à être le complice d’un tel stratagème. Je ne pouvais répondre que par un texte impubliable.
Son incipit était la dernière phrase de Nadja d’André Breton (LA BEAUTÉ SERA CONVULSIVE OU NE SERA PAS) ;
je rappelais que le premier manifeste convulsiviste avait juste quarante ans, comme était centenaire l’inaugurale revue surréaliste Littérature,
ce qu’aucun larbin de la valetaille culturelle n’a permission de signaler ;
je concluais par un vers de Mahmoud Darwish (plus haute voix qui se soit élevée en Israël depuis la création de ce pays)
le récit d’une condamnation des plus ulenspiegelesques, à l’occasion de laquelle s’exprimaient les six identités
(congolaise et russe, mexicaine et cubaine, maghrébine et palestinienne) de ma carte d’altérité…
Mais il ne suffisait pas que ce texte, fidèle à l’esprit de Thijl, fût évacué.
Tel un contremaître israélien mécontent de son boy goy, Richard croyait pouvoir juger ma copie indigne de publication,
selon les critères de son comité de rédaction, parce qu’elle ne m’aurait pas suffisamment fait suer le burnous.
Ainsi se bouclait la boucle de l’idéologie coloniale...
Encore n’avais-je rien révélé de ma septième – et très secrète – identité !
Celle n’ayant jamais eu de meilleur chantre que le prophète Isaïe : « Ah !
nation pécheresse, peuple chargé d’iniquité, race de méchants, fils criminels !
Toute la tête est malade et tout le cœur est languissant.
Ne continuez pas de m’apporter de vaines oblations ; l’encens m’est en abomination.
Comment est-elle devenue une prostituée, la cité fidèle dans laquelle habitait la justice et maintenant… des meurtriers ! »…
J’aime que dans ses visions de lointain avenir, mon frère Isaïe préfigure presque l’emblème de la faucille et du marteau :
« Ils forgeront leurs épées en socs de charrue et leurs lances en faucilles ».
Au lieu de quoi le parti de Richard Miller fut fer de lance idéologique et bras armé politique pour, sans consultation des citoyens,
renouveler notre assujettissement aux bombes nucléaires américaines et truquer le marché des avions F35.
C’est donc un hasard objectif cher à mon autre frère André Breton, qui fit publier Ulenspiegel en Israël
au lendemain de la dernière supercherie électorale en Terre promise,
où les mafias concurrentes rivalisèrent de scélératesse pour se partager le pouvoir au nom de l’Eternel…
Qu’eût proféré Isaïe dans ce poste avancé de la civilisation occidentale face aux barbaries orientales ?
Quel cri contre cette casemate militaire et religieuse, aux frontières d’un vaste désert peuplé de bêtes venimeuses ?
Comment son indignation se fût-elle exprimée devant l’iniquité régnant sur unterritoire appartenant de plein droit davantage aux élus de Buenos Aires
ou de Johannesburg n’y ayant jamais mis les pieds, qu’aux damnés vivant là depuis des siècles,
sans compter Cananéens et Philistins d’avant le génocide originel ?...
Israël est d’abord une idéocratie. Tout empire et colonialisme fonctionne au nom d’une Idée légitimant les plus criminelles exactions conquérantes
selon le vieux principe aristotélicien d’une soumission des contingences aux lois de la nécessité.
Que la transcendance divine s’en mêle autorise à psalmodier les références au Très-Haut, tout en bafouant justice et vérité
(principes suprêmes invoqués par les prophètes), de même que les plus élémentaires normes de l’humanisme et du droit des gens qui en découle.
Ces « gens » (gentes en latin, fondement du droit international) ne sont-ils pas identifiés aux Gentils (peuples non élus) ?
C’est donc à résidence identitaire stricte que se trouvent assignées les communautés, comme il en allait dans le Congo belge de mon enfance,
où les Nègres se voyaient refuser l’accès à la cathédrale en surplomb du fleuve, sur le parvis de laquelle, au dimanche des Rameaux,
se massaient les Blancs agitant des palmes et chantant en chœur Lauda Jérusalem Glô-ô-ria !...
Stanleyville (Kisangani), Notre Dame du Très Saint Rosaire photo de Piet Clement - Own work,
CC BY-SA 3.0, Link
Car tout White Colonialism (Afrique du Sud, Congo, Maghreb ou Israël) se fonde – à l’instar des U.S.A – sur l’Idée de Terre promise.
Après quoi Thijl Ulenspiegel oserait poser la question : Madoff, Weinstein, Epstein :
pourquoi tant de Palestiniens impliqués dans les scandales de ce temps ?
L’humour n’était pas la moindre des armes employées par Charles de Coster pour fustiger, derrière l’empire espagnol du XVIe siècle, ceux de son époque.
Lui qui désignait nommément Napoléon III (dont il raillerait les multiples trônes actuels),
sa verve aurait pour cibles ces robots de la Silicon Valley parés de prestiges prométhéens,
quand une puissante industrie culturelle n’a d’autre fonction que de plonger dans le sommeil les facultés mentales des populations soumises.
Je ne doute pas qu’il aurait les mots adéquats pour vitupérer la manière dont Kapitotal investit dans l’intelligence artificielle,
à mesure que toute intelligence naturelle est détruite par les bombardements idéologiques de la tour Panoptic…
Si De Coster n’a pas connu le cinéma, je devine en Thijl un admirateur des films italiens de la seconde moitié du XXe siècle.
Quel constat fait-il, sinon qu’il n’y a plus de Fellini, de Visconti, de Pasolini ?
Qui a pris leur place dans l’art et la littérature, sinon les personnages caricaturaux du Satiricon,
des Damnés, de Salo ou les 120 journées de Sodome ?
Ainsi ne prolifèrent plus guère que simulacres d’artistes et d’écrivains...
Cette saison, chacun put voir la baronne Amélie soudoyer comme jamais chroniqueurs des gazettes et bonimenteurs des plateaux,
pour assurer la promotion médiatique de niaiseries et platitudes bourgeoises travesties en excentricités sulfureuses.
D’où sa consécration par le jury du Nobel.
Dans son discours de réception du prix, elle n’a pas manqué de rappeler son horreur de toutes les révolutions,
nées d’ « élucubrations obscures qui ont accouché de livres indigestes et d’idéologies monstrueuses »…
De tels bavardages ne craignent pas de prendre n’importe quel sujet pour alibi, mêlant flots de ténèbres et brouillards toxiques
afin de substituer leur insignifiance à l’invention du sens.
Dès lors que sont évacuées les contradictions intrinsèques à un système à l’agonie – donc toute pensée dialectique –,
se déploie une démence monologique entretenue par mille bateleurs du micro.
Comment, s’interrogent Thijl et Charles De Coster, les charognards faisant profession de cadavériser le monde,
réussiraient-ils à maintenir leurs dupes dans une passive servitude, sans recours à ces artifices hypnotiques ?
S’opposent en effet deux races incompatibles : ceux qui chiffrent et ceux qui déchiffrent.
Cet antagonisme est d’autant plus exacerbé que les chiffreurs ont pris soin d’évacuer les déchiffreurs des lieux où se fabrique l’opinion.
L’empire de la Kulturindustrie, pour occulter les questions essentielles, se devait d’absorber l’ancien royaume de la littérature.
Un même pitch (argumentaire de vente) se distribue par pages publicitaires entières et réclames télévisées,
selon des stratégies de marketing éprouvées, dont l’efficacité dépend d’un matraquage adéquat.
La tour Panoptic gère une esthétique de l’anesthésie indispensable aux profits de Kapitotal.
Ce pseudocosme seul autorise la carrière d’Amélie.
Dans une telle falsification doublée d’infantilisation généralisée, peut-on vivre encore l’expérience du rapport (formulé par Jean l’Evangéliste),
entre liberté et vérité : « La vérité vous libérera » ?…
Quand la baronne Amélie fait son chiffre d’affaires en commercialisant des radotages à propos de la figure christique,
demeure à déchiffrer cette parole de Jean le Baptiste : « Je suis la voix de celui qui crie dans le désert :
Rendez droit le chemin, selon ce qu’a dit le prophète Isaïe »…
Prophétique parole, aussi prométhéenne que celle de Charles De Coster, dont Ulenspiegel en Israël reste à découvrir. Dans les siècles à venir.
Anatole ATLAS, 19 septembre 2019.
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