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 Ernst Bloch





















 Ernst Bloch
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No Man's World

Pour Françoise Wuilmart, traductrice du Principe Espérance.

Amélie Nothomb n’est pas mauvaise fille. Nul ne saurait se voir imputer à crime une fâcheuse ascendance, non plus que d’honorer la mémoire d’un père qui fut consul de Belgique à Stanleyville en 1964. Celui-ci tenait un rôle dans Mamiwata – sirène du fleuve Congo – dont la postérité ne s’étonnera guère que les chants de deuil pour la rébellion lumumbiste aient été réduits de nos jours au silence…
À l’heure où la baronne Amélie pond son œuf sonore annuel amplifié par les haut-parleurs du poulailler culturel, nul n’est plus supposé demander pourquoi ces caquetages de basse-cour occupent chaque automne grandes surfaces réservées aux produits livresques, pages des gazettes et magazines, shows des plateaux télévisés sous label de création littéraire. Une demi-heure (le temps de boire un café) suffit pour gober son dernier best-seller, où le narrateur (père de l’auteur) s’attribue l’ambition comique d’être « plus marxiste que Marx » !…
Car l’analyse du fétichisme de la marchandise, premier chapitre du Capital, est exclue de l’espace public au même titre que toutes les œuvres ayant actualisé cette pensée critique au XXe siècle. Parmi lesquelles brille d’un éclat singulier – significativement occulté – le génie d’Ernst Bloch.

 Ernst Bloch

Quelle meilleure arme que Le Principe Espérance opposable à la néantisation du monde ? Que sont les « valeurs » d’un système où débâcles et embâcles n’ont d’autre finalité que la Valeur ? Qu'y signifie « maintien de l’ordre », sinon la gestion réglementée du chaos selon des modalités militaires et policières, sécuritaires et sanitaires, d’autant plus intégrées que se désintègre le corps social ? Contradictions génératrices de destructions en tout genre pouvant d’autant moins être examinées à la racine, qu’est criminalisée la notion même de radicalité…

Sans doute le processus concentrationnaire est-il plus sophistiqué que ceux d’antan. Le fronton d’infamie a remplacé Arbeit Macht Frei par There Is No Alternative. La soumission d’Homo Sapiens au fouet de ses maîtres, dans un enclos totalitaire, correspond à ce qu’Ernst Bloch voyait comme « barrière dressée devant l’avenir authentique, devant ce qui est réellement nouveau ». Contre une propagande n’imposant d’autre avenir qu’ersatz, copie falsifiée de l’ancien sous apparence de neuf, Bloch propose l’utopie d’une vie qui ne soit plus commémoration de l’ayant été, mais célébration du non-encore-advenu. Ce qui suppose l’ouverture sur un «  Novum de bon aloi », l’être ayant à se comprendre à partir de son origine aussi bien que comme tendance vers une finalité à découvrir. Seul cet horizon de l’avenir enté sur un passé qui le contient – l’utopie recelée dans l’arkhè – permet d’imaginer l’édifice d’une «  demeure humaine non encore adéquatement présente »…

Si Bloch prolonge la critique faite par Marx de l’idéologie comme d’un système d’illusion d’optique, il en déduit la nécessité d’un autre regard, d’une historioscopie radicalement nouvelle. Ainsi se permet-il d'affirmer : « Les barrières dressées entre l’avenir et le passé s’effondrent d’elles-mêmes, de l’avenir non devenu devient visible dans le passé, tandis que du passé vengé et recueilli comme un héritage, du passé médiatisé et mené à bien, devient visible dans l’avenir. » Ceci étant vu « au cœur de l’obscurité de l’instant vécu, qui n’est autre que le nœud gordien du monde, l’énigme réelle du monde ». Car « la conscience utopique veut voir très loin, mais en fin de compte, ce n’est que pour mieux pénétrer l’obscurité toute proche du Vécu-dans-l’instant, au sein duquel tout ce qui existe est en mouvement tout en étant encore caché à soi-même. En d’autres termes : on a besoin de la longue-vue la plus puissante, celle de la conscience utopique la plus aiguë, pour pénétrer la proximité la plus proche ». Car encore « le monde est plein de disposition à quelque chose, de tendance vers quelque chose, de latence de quelque chose, et ce vers quoi il tend est aboutissement de l’intention. C’est un monde plus adéquat pour nous, délivré des souffrances indignes, de l’angoisse, de l’aliénation, du Néant »…

Si l’économie bourgeoise, comme le dit Brecht, ne s’intéresse pas au grain de riz mais à son prix, Bloch nous rappelle que cette culture, dès le XVIIe siècle, a supprimé toute conception qualitative de la nature. « Seul ce qui est engendré mathématiquement est connaissable. Mais le sucre en tant que marchandise abstraite n’est pas le sucre en tant que substance, et les lois abstraites sont autre chose que le contenu-substrat, avec lequel ces lois n’entretiennent plus aucun rapport. » Si la technique n’entretient plus avec les forces naturelles qu’une relation marchande, étrangère à leur contenu réel, il en découle – avertit Bloch – le risque d’aboutir à « un no man’s land entièrement mathématisé ». Ou à un No Man’s World, dont les inconvénients trouveraient leur solution dans une colonisation de l’espace grâce aux progrès de la robotique…

Bien sûr, le discours apologétique excluant toute pensée critique (mais incluant ses doses quotidiennes de fausses polémiques) laisse entendre une petite musique désignant l’utopie coupable des pires tragédies de l’histoire : Bloch responsable du Goulag ! Et, si l’on admet que les enfants d’Europe voici deux siècles rampaient au fond d’obscurs boyaux de la mine et se tuaient dans les fabriques pour produire une richesse à l’origine des valeurs occidentales, il est prohibé de montrer leur descendance dans les enfants d’Afrique au fond des mines de cobalt, rampant et s’entretuant pour les héritiers de ces richesses qui lancent leurs fusées vers des utopies intersidérales. Pourquoi s’étonner ? Les crises de surproduction sont inhérentes à la machinerie capitaliste. L’excès de marchandises – humaines et matérielles – y est endémique. Ce procès de valorisation sans fin de la Valeur trouve ses limites fatales dans la surabondance qu’il génère, exigeant de brutales destructions d’hommes et de biens : nécessaires saignées pour que la machine reprenne de plus belle. Aussi les tueries de masse lui sont aussi salutaires que les perfectionnements dans l’art de tuer. C’est pourquoi la double industrie militaire et culturelle attire les plus importants flux de capitaux. La première, pour produire les suppressions d’êtres surnuméraires ; la seconde, pour anesthésier toute conscience dans le cerveau des populations concernées. Toutes les autres industries concourent aux mêmes fins, selon des modalités contradictoires. Car si le déploiement planétaire du capital garantit la plus grande misère au plus grand nombre d’hommes, c’est en raison de sa promesse intrinsèque de bonheur, qui échoit à une minorité. D’où les âpres combats pour y accéder. Telles sont les conditions qui déterminent les rapports entre Kapitotal et la tour Panoptic.

Mais Bloch compare les formes prises par le Prinzip Hoffnung dans l’Histoire, à l’espoir sans cesse réitéré « que l’homme dispose du levier à partir duquel le monde peut être remis dans ses gonds ; qu’en lui sommeille une puissance virtuelle ignorant ce dont elle est capable et qui se traduit de façon anarchique dans des milliers d’expériences désordonnées, mais qui ne se donne encore à connaître dans aucune théorie à sa mesure ». Laquelle, venue à la conscience, autoriserait que se réalise l’hypothèse éminemment blochienne d’un « monde de bon aloi »…

Ce qui suppose un regard éclairant le conditionnement des foules par une ingénierie du consentement prêchant la résignance à une dévastation présentée comme irrémédiable et insurmontable. Cette lueur est indispensable pour dégager l’horizon bouché d’un marché-monde privé de sens, où le désespoir nihiliste ne laisse d’alternative qu’aux euphories artificielles et fanatismes religieux, double système de manipulations complémentaires géré par le clergé de la tour Panoptic au profit de l'unique transcendance : Kapitotal. Mais l’histoire, selon Bloch, recèle un noyau germinatif qui fermente à travers les siècles. Cette essence obscure et dynamique révèle « aussi bien le monde comme question avec le contenu humain (à venir) comme réponse, que l’homme comme question et le contenu du monde (à venir) comme réponse »…

Quelque chose d’inconnu demande à naître, quand le trop bien connu ne cesse d’agoniser sous mille apparences d’innovations moribondes, produisant leurs effets délétères avant même de voir le jour. Ainsi de la 5 G, sous ordre du G 5. L’air du temps, saturé de miasmes toxiques, force aujourd’hui toutes les générations de tous les pays à ramper. Cet air du temps de la suffocation psychique oblige à bien plus de réanimations que tous les virus physiques : pourrait-il se voir offrir meilleure cure de salubrité que par le souffle inspirant du Principe Espérance ?

addendum

« Mais le sucre en tant que marchandise abstraite n’est pas le sucre en tant que substance, et les lois abstraites sont autre chose que le contenu-substrat, avec lequel ces lois n’entretiennent plus aucun rapport. »

Cette assertion de Bloch ne manque pas de sel si l'on pense à la fonction cruciale du sucre dans l'essor du capitalisme, par le commerce triangulaire. Patrick Chamoiseau (dont l'existence du dernier livre n'a pas le droit d'être signalée en Belgique) y documente le système de la plantation, justifiant la traite négrière, à travers une vision poétique illustrant les développements du Principe Espérance relatifs à l'« imagination utopique ». Est ici traitée la question de l'affabulation sous le prisme du « problème esthétique de la vérité ». Si l'on ne peut suspecter la baronne Amélie d'avoir lu cette œuvre, son dernier best-seller accomplit l'exploit d'en démontrer la pertinence par l'absurde. Ce sont en effet toutes les analyses de « l'espace dialectiquement ouvert » qu'elle bafoue dans un récit prenant le contre-pied de l'art vu comme « laboratoire et fête de possibilités », « comblant par l'imagination les failles observées dans la réalité », quand elle trahit celle-ci dans une scène où son père aurait été la victime d'un simulacre d'exécution par les insurgés lumumbistes, insultant au passage la mémoire de Dostoïevski. La relation faite par Patrick Nothomb des événements de Stanleyville en 1964, nous permet de croire que jamais il n'aurait agréé de son vivant ce grossier mensonge de sa gamine promis à devenir vérité médiatique…

Les ravages du sucre ne se limitent pas à ceux de naguère. Désormais les esclaves sont rendus obèses par surconsommation du poison blanc, tandis que les foules aux systèmes sanguins et nerveux frelatés sont soumises à une intoxication programmée par l'industrie des représentations falsifiées.

Anatole Atlas, le 20 août 2021.

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