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SPHÉRISME > Sankele |
VOIX DE SANKELE
Voici quatre lustres, à la courbe du fleuve, parlait le Sang de l'Arbre Noir.
Qu'est devenu ce pur génie de la brousse africaine ?
Même si les officiels de la littérature belge,
affublés ou non de masques "sauvages", s'obstinent à occulter les six
chants produits par la sirène du Congo dans l'introuvable roman MAMIWATA, garantie d'éternité vaut ce
rappel, après vingt ans de clandestinité, de l' "étude intellectuelle" de ce "danseur traditionnel" n'ayant pas craint de se
proclamer "nouvelle idole de l'éducation pour la francophonie", que demeure à jamais Sankele...
Notes de White Star (Vendredi saint, Samedi saint)
Dans mon cauchemar de cette nuit-là, à
l’hôtel Wagénia, Laure lavait des calices et des ciboires qu’elle rangeait dans
le tabernacle de la sacristie familiale. Elle avait son corsaire bariolé de
couleurs tendres, et portait un tee-shirt noir qui lui dénudait les épaules.
Toi-même, entièrement nu, arborais un masque représentant ton propre visage et,
voulant lui mordre la nuque de tes lèvres factices, constatas que son abondante
chevelure blonde était étonnamment lisse et virait aux teintes acajou.
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Irritée par ton manège, elle posa la main
sur ton masque qui disparut, laissant place à une gueule de crocodile dont elle
lécha longuement chaque dent avant d’y enfouir la tête et de s’engloutir
presqu’entière, sa queue de sirène seule frétillant encore au-dehors comme des
pattes de grenouille hors du bec d’une poule blanche, lorsqu’une baïonnette
géante te trancha la gorge pour jeter Laure dans le fleuve, et le bruit de
l’eau se mettant à couler dans la salle de bain dont la fenêtre laissait passer
les moustiques te réveilla dans un cri.
Elles se sont enfin tues, les musiques
congolaises du bar entrecoupées d’Ave Maria de la chanteuse Stella. Les oiseaux
chantent malgré le ciel encore noir, des pas résonnent, les portes claquent
dans le couloir de cet hôtel infâme, le plus beau de l’ancienne Stan, celui qui
appartenait à Jesus Evangelista.
Tu avais juré de ne pas t’assoupir. Il va
falloir affronter le vrai cauchemar. Le rendez-vous à l’état-major militaire
est fixé à huit heures. Combien de temps attendre encore ? Toute la nuit
ne fut qu’un hurlement de silence après les événements de la soirée. Très tard,
les rythmes et les sons t’avaient aidé à ne pas dormir. L’enchantement de
retrouver ta ville natale pouvait-il ne pas se transformer en chant
funèbre ? À quoi bon vivre encore, si le séide à face de phacochère,
costume de luxe et pompes à vingt mille balles, n’accepte pas de te rendre le
bloc à dessins qu’il a fourré hier soir dans son attaché-case. Mais pourquoi, pourquoi ?
Après la messe, et la manifestation
silencieuse, et le coup de feu, il valait mieux oublier, n’est-ce pas ? De
préférence devant une Primus glacée, un bon repas. C’est maintenant que tu
songes à Charlemagne. Où l’ont-ils emmené ? Une grande partie de la nuit
tu as attendu son retour, penché à la fenêtre, guettant les ombres de
l’ancienne avenue Lippens bordée de palmiers qui portent encore les impacts des fusillades de 64.
C’est là que, depuis la terrasse du
Wagénia, tu l’as vu disparaître aux mains des deux hiboux en civil, comme,
jadis, il s’était fait embarquer par la Force Publique pour avoir osé pénétrer dans
la boulangerie réservée aux seuls Blancs. Et Laure et les deux filles,
auxquelles tu avais dit d’attendre hier ton coup de fil ! Plusieurs
tentatives à la Poste sans succès, malgré les affirmations du directeur. Son
enjouement amusé. Pays coupé du monde. Terra incognita. Et Virgil Negrangelu
qui t’avait assuré avant ton départ de boire un verre à ta santé, ce jour de la Crucifixion.
Tout le centre ville était plongé dans une
pénombre, où les néons rouges de l’hôtel luisaient comme l’enseigne d’un
bouge. Charlemagne te l’avait pourtant signalée, garée sur le trottoir du coin,
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la Pontiac bleu ciel du phacochère. Mais il fallait oublier le coup de feu, les
yeux de gosse du soldat, le regard d’ancêtre du petit bâtard caché derrière le mur de la Procure.
Primus glacée et poulet frites. Beaucoup de
sombe, s’il vous plaît, et triple dose de pili-pili. À l’intérieur ou sur la
terrasse ?, demandent les yeux las de la fille au visage déjà mangé par le
microbe. Derrière son dos j’inspecte les murs sépulcraux des anciennes cuisines
de Jesus Evangelista, où pendaient jadis à des crocs d’énormes sangliers des
Ardennes dont les boys faisaient frétiller les poils avec des journaux
enflammés. Une odeur mêlée de chips, de bière, de coca, de tous les relents de
cette cuisine te précède depuis dans chaque restaurant d’Europe où tu mets les
pieds. Partout ce sont des souvenirs qui vous attendent, qui organisent à votre
insu la trame des rêves encore à faire.
Une voix s’élève sur la terrasse. Aiguë,
elle tente de couvrir celle de la chanteuse Stella. Assise à califourchon sur
un petit muret, une forme humaine en guenilles lance des imprécations aux rares
consommateurs assez fortunés pour prendre le repas du soir. Tu écoutes ces
vociférations décousues, t’approches, proposes une bière que l’adolescent
refuse avec véhémence :
« Je ne peux pas manifester mon corps
dans les bistrots. C’est interdit. Je ne manifesterai jamais mon corps dans les bistrots !... »
Mais il sourit en apercevant Charlemagne,
l’hostie toujours vissée à l’œil comme un monocle, et accepte de se laisser
conduire à une table libre. Il ne prendra que de l’eau. Charlemagne ôte son
monocle d’un geste cérémonieux.
« Tout le monde ici connaît Sankele.
Il dort dans la rue, les femmes du marché lui donnent à manger. Il vient de la
brousse, mais il faut l’écouter parler... Regarde-le bien. C’est l’un de ces
pillards et vagabonds armés qui sèment la terreur dans le pays. Les voilà, nos
bandits, nos hors-la-loi contre lesquels votre Empire nous envoie ses porte-avions. »
Un plat de poulet frites est bientôt posé
au milieu de la table, avec la double ration de feuilles de manioc à l’huile de
palme. Pour verser par-dessus la sauce au pili-pili, tu jettes au sol ton mégot
de cigarillo, qui se retrouve aussitôt planté entre une double rangée de jeunes
dents étincelantes.
« Vous avez supporté les caprices de
nos parents. Eux qui font la grève, ils n’ont pas encore grevé la vie, et ça se
présente aujourd’hui à la veille pascale, ça c’est quelle rente de continuer
nos études ? ... Il faut savoir comment nourrir l’Arbre Noir. Inonder avec
les idées, c’est parfois une avancée intellectuelle... »
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Sankele s’interrompt pour tirer le mégot du cigare, avec un sourire
de triomphe. Les amplis continuent de brailler. Aux tables voisines les dos se
tassent, quelques visages réprobateurs se détournent. Charlemagne n’a pas ôté
le feutre du poète portugais. Son collier de dents resplendit au milieu d’une
poitrine luisante. Usant de grands gestes emphatiques, il découpe avec
application le poulet dont des filets de sauce ensanglantent sa barbe. J’ai ouvert
mon bloc à dessin pour tenter de croquer les attitudes de Sankele, dont le flot
verbal ne tarit pas.
« Si on te dérange moralement, ça fait
apparaître en tout cas un raisonnement intellectuel. Ça fait conduire à la
justice de la conscience. Parfois, on peut se croiser les idées. En tout cas,
c’est déjà un échec. Car c’est la conscience qui juge la victoire. Les
questions monétaires, en tout cas, ça ne nous intéresse pas... »
Charlemagne lui tend un morceau de poulet,
qu’il refuse d’un geste : « J’ai peur du piment. Ça me brûle la
langue. Ça ne peut pas correspondre à la conversation. J’ai peur de la
cardiologie. Je perds la gérance de la nourriture pour que ce soit assumé par
le danger du pili-pili. »
Il se lève d’un bond, va cracher sur la rue
par-dessus le muret de la terrasse, et revient s’asseoir en souriant de toutes ses dents :
« Quand je suis déjà troublé je suis en voyage. »
Son visage a repris une expression
d’extrême sérieux. Pour tout vêtement, il a sur le dos une pièce de tissu
déchirée en lambeaux dans laquelle, moins encore que chez Charlemagne, il est
possible de reconnaître un ancien imperméable. Son vieux short décousu lui fait
une sorte de jupe courte, et j’ai remarqué lorsqu’il s’est levé que son pénis
dénudé, sans qu’il soit pour autant en érection, est retenu droit et dépasse la
corde qui fait office de ceinture.
« D’où vient ton nom de Sankele ?, demande Charlemagne.
Raconte à White Star ton histoire... »
À nouveau le sourire éclatant, aussitôt
suivi d’un masque presque tragique, où le regard ne se voile jamais.
Il boit une gorgée d’eau.
« Il y a plus ou moins six mois, mais
je suis sûr que je n’ai pas encore franchi six mois depuis novembre jusqu’à
présent. C’est arrivé pendant la journée. C’est vers onze heures cinquante que
je me suis réveillé de cette appellation.
—
Tu te rappelles quel jour ? »
L’idiotie de ma question m’oblige à vider la bouteille.
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« C’était juste avant la fête des
Morts. Mais cette nuit-là j’avais fait un rêve, et quand je me suis réveillé
Sankele, tout le monde a voulu interpréter Sankele à la danse traditionnelle
pour que je puisse prendre au moins un découragement de l’appellation, pour que
j’abandonne l’identification, qui soit attribuée à une autre créature, à un autre indigène.
Ils ont interprété Sankele comme un danseur traditionnel, mais Sankele n’a pas
encore franchi son étude intellectuelle. La conscience m’a jugé d’accepter
Sankele comme une nouvelle idole de l’éducation pour la francophonie, c’est ça l’essentiel...
—
Tu parlais d’un rêve ? »
Sankele désigne les haut-parleurs d’où se déverse l’Ave Maria.
« Il y avait cette chanteuse blanche qui dansait sur la ville. »
Un rire fuse entre ses dents, qui le secoue de la tête aux pieds :
« Puis j’ai vu la pirogue voler sur
cette ville, et le tramway qui traversait le fleuve sur un grand pont. Mais ce
rêve n’est pas la question de la conscience intellectuelle. La clé de la
conscience est dans la danse de cette chanteuse. »
Sankele s’interrompt, retourne cracher, prend dans ma boîte un autre cigarillo.
« Personne n’a voulu m’habiter. Je me
suis conjugué d’un au-revoir intellectuel, de ne plus en tout cas rendre visite
à leurs habitations ou à leurs résidences, et puis jusqu’à présent je ne sais
pas où je suis. JE SUIS SANKELE de la rue ! », hurle-t-il avant
d’allumer le briquet dont la flamme paraît gigantesque.
Ce n’est qu’après avoir aspiré une bouffée,
qu’il consent à toucher au plat. Je lui prends des mains le cigarillo, constate
que ma bouteille est vide et fais signe à la serveuse au regard affligé par le
microbe d’apporter deux autres Primus bien glacées, pendant que toutes les
tables se vident alentour.
Avec des gestes impériaux, Charlemagne
repose l’os qu’il vient de ronger, boit son verre d’un trait, s’essuie
longuement la barbe et la moustache, et, les yeux mi-clos, jambes allongées,
tout son poids renversé en arrière sur le dossier de chaise, d’une voix douce,
interroge Sankele sur sa famille.
Le visage de ce dernier rayonne comme celui
d’un enfant. Il m’arrache le cylindre de tabac, en tête goulûment le bout, fait
mine de cracher puis se ravise, et lance d’une voix de tête proche de la brisure, proche du pleur :
« On craint le tabac à sa brûlure.
Mais ça fertilise parfois la conscience. Je suis un forestier, je ne suis pas
un fluvial. »
La serveuse a des gestes tremblants pour
déposer les bières. En se penchant, elle me glisse la recommandation de ne plus
écouter les délires de ce fou. Nous sommes seuls sur la terrasse, et je lui
conseille de baisser plutôt la tonalité des haut-parleurs qui nous cassent le
crâne. C’est alors que, tournant la tête avant qu’elle s’esquive pour atténuer
d’un sourire la sévérité de ma demande et la regardant hâter sa
démarche nonchalante au rythme de la musique, sur un signe de Charlemagne,
j’aperçois la Pontiac bleu ciel garée sur le trottoir de la prison.
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« La famille m’a succombé le pouvoir pour
me réfugier à la délinquance intellectuelle. Il y a quatre mois et demi, parce
que c’est en mai qu’il fera six mois. J’étais dans un garage abandonné. Ils
m’ont ligoté et m’ont fait mal. Auparavant, ils m’ont appris une éducation
indigène qui ne m’a pas intéressé. Quand je suis sorti de cette émotion, je me
suis réfugié dans la délinquance de la rue. La famille, on ne sait pas c’est
quelle combinaison, on ne sait pas c’est quel amour. Je les reconnais
intellectuellement. Éducationnellement, ils ne sont pas pour moi. »
Le volume de la musique a baissé. Sankele
(quel âge peut-il avoir ? 17 ans ? dix de plus ?) reporte le
cigarillo à ses dents. Il m’est difficile de capter par le crayon les
expressions changeantes de son regard, de traduire l’extrême jeunesse de ce
visage que vient ombrer une barbiche crépue de vieillard.
Il ouvre sur la table une farde de carton
qu’il avait déposé à côté de sa chaise, étale une liasse de feuilles recouvertes
d’une écriture appliquée.
« Respirer sur les écritures, ce n’est
pas moindre. Ce n’est pas tout le monde qui tient le bic. Il faut fertiliser la
mémoire pour manger les douceurs de la vie. »
La serveuse est venue débarrasser. Il
semble s’adresser à elle : « Moi je me prépare seul. Je ne mange pas
une cuisine qui n’est pas de ma chimie personnelle. C’est moi-même qui
complique ma vie. En tout cas, ça mouille dans la bouche...
—
Avec ça, le cigare ?
—
Non, pas avec ça. Je suis fertile. »
Et, passant la langue entre ses dents, il
fait gicler un peu de salive, avant de bondir à nouveau pour lancer son crachat
dans la nuit de la rue vers la Pontiac bleu ciel.
Il éparpille ses feuilles sur la table.
« La condoléance intellectuelle, ça se
transmet à travers les écritures. Si on veut nager à la plage terrestre, ça
nous évoque le matériel, les communications, voire même les transports. Comme
des rêves de pirogues et de tramways. Car on ne fréquente pas la géographie
terrestre sans un moyen de communication pour ne pas perdre l’équilibre
humanitaire. C’est pour cela qu’on est en état d’arrestation intellectuelle.
C’est pour cela qu’on attend votre opération Principe Espérance. Mais la plage
terrestre, c‘est la route. Si on veut fréquenter géographiquement la vie, il faut
franchir la géographie. Comment peut-on se géographier sans une plage ? On
ne tient pas un esprit. On le tient dans les écritures. Une mémoire, un esprit,
se maintiennent par l’écriture parce que ce sont des rédactions de la
conscience. D’après moi. Terminé. »
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Son flot de paroles produit l’effet
recherché. Il estompe comme un baume, un alcool, la brûlure du souvenir.
Plusieurs siècles nous écoutons le silence, à peine perturbé par les rythmes
qui battent en sourdine. L’image de Laure et des filles me traverse l’esprit.
Dorment-elles ? Avant que ne remonte à la surface la scène de la
fusillade, Charlemagne fait entendre sa voix :
« Pour moi, ce n’est pas terminé. Je
suis Stanleyvillois, pas Boyomais. Et voici le fils des Blancs dont j’étais le
boy, avant l’Indépendance. Il n’était plus jamais revenu, mais il reste
Stanleyvillois. Tous les deux, vous êtes mes fils. Lui, il a été rappelé ici
par sa grand-mère. que je connaissais bien. C’était une grande chanteuse. Et il
l’a trouvée morte. On a fait son matanga sur le bord du fleuve, dans une
pirogue. Rien n’est jamais terminé. Continue de nous raconter ta vie. »
Sankele avait rangé ses feuilles dans la
farde, découpée dans une boîte de carton d’emballage. Il sourit à pleine dents.
« La vie Sankele. À sa naissance, il
est garçon, célibataire, à l’intention d’approfondir ses études seulement. Sankele,
c’est son appa-rition. Mais il n’est pas sur scène. Il est encore en exil. Exil
intellectuel. Il est encore au soin de l’arbre noir, son arbre de l’église
noire. Comme je n’ai pas encore fréquenté la vie de l’amour, je me triche à
l’éducation des garçons sains de la nature. L’arbre, je peux vous le dire en
parabole ouverte, c’est mon corps personnel. Il n’a pas encore franchi la
liberté de se manifester dans le marché de la vie. Chez nous, il n’y a pas
d’enseignement. Je forge l’application de réveiller la conscience des
intellectuels. C’est Sankele qui est sorti. Je me suis assourdi des autres
appellations pour maintenir Sankele au propre. Jusqu’à présent, je n’ai pas
encore lavé Sankele. Il est encore sec. Où est-il caché, le laboratoire
international belge de l’éducation ? Nous, on ne peut pas se vendre, parce
que nos connaissances ne sont pas encore élargies. Mais comment pourrions-nous
être enrichis par l’éducation belge ? »
Son regard bouleversant s’était planté dans
le mien. La serveuse rôdait tout près, pour l’addition. Charlemagne ramassa sur
la table les petits papiers blancs correspondant à chaque consommation. Quatre
bières et une eau, un milliard cent. Huit cent millions pour le poulet frites.
L’odeur des frangipaniers flottait dans l’air, et à nouveau mes yeux tombèrent
sur la Pontiac dont le bleu céleste était rongé par l’ombre des hauts murs de
l’ancienne prison désaffectée. Les Cent Mille Briques, comme on l’appelait à l’époque.
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« C’est là que Lumumba fut enfermé,
murmure Charlemagne. Il y a fait des miracles. C’était terrible ! C’est là
que j’ai moi-même enfermé Jesus Evangelista... »
Puis il reprend le compte des billets tirés
de ma poche. Une impressionnante pile de makombosos froissés, souillés,
l’effigie du Maréchal à peine visible. Je tends une liasse supplémentaire à
Sankele, qui n’accepte qu’un billet sans valeur, éparpillant les autres sur la table.
Je me suis levé, leur ai demandé de ne pas
bouger, suis revenu avec un livre des éditions Mirage pris dans les bagages de
ma chambre. Sankele parcourt avidement la page arrière de couverture, comme
avant-hier, sur le fleuve, le Gouverneur. Puis il retourne le mince volume, lit
tout haut le titre : Un jour les anges riront avec les diables.
« Dans le bateau, j’en ai déjà donné
un exemplaire au Gouverneur de la Province. Un sociologue. Avant mon départ, au
téléphone, j’avais promis à l’auteur de ce livre, un vieil ami, que j’en
déposerais un à chaque extrémité de l’échelle sociale dans ma ville natale. »
Sankele range le livre dans sa farde en carton.
« Je peux le garder ? C’est
peut-être l’espérance de la question. On espérait une réponse réelle à propos
de la documentation belge de l’éducation. Quand il y a l’abondance des idées,
c’est parfois l’évapo-ration des idées. De la mémoire, si tu veux. Comme si on
assume l’entretien clandestin, à quel espoir doit-on s’affronter
humainement ? Il faut qu’on puisse au moins se connaître là où il y a
initiation en liberté. Moi, en tout cas, je n’ai pas encore vu le résumé
intellectuel d’Arthur, quand il s’est transformé en Rimbaud. Quand j’ai vomi
l’ange Sankele, on n’était pas deux. Il était seul, Sankele de la rue qui était
fou et qui se cherche jusqu’à présent. Je ne me suis pas encore découvert en
enquête intellectuelle. »
Sankele avait ressorti l’ouvrage de sa
farde. Il en parcourait à nouveau la page arrière, le feuilletait avec familiarité.
« C’est à partir du courage qu’on
loue, qu’on évoque la reconstruction de la nature et de la conscience. Nous, on
ne peut plus construire. On a été précédés dans la construction. »
Il lit une phrase à haute voix :
« Oui, c’est tout à fait lisible, mais ce n’est pas explicable. »
En lit une autre :
« C’est tout à fait vrai. Le monde est
habité par des humains qui n’ont plus rien d’humanité. C’est pour cela, nos
retards de reconstruction. »
Deux mains étrangères se sont posés sur la
table. L’une, sur le livre, l’autre, sur mon bloc à dessin. Une sorte de
fonctionnaire en cravate me regarde de ses yeux suppliants par dessus des
lunettes à fines montures rectangulaires :
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« Ce n’est pas bien ce que vous
faites... Il ne faut pas écouter ce fou... Et pourquoi le prenez-vous en
dessin ? Vraiment, ce personnage ne présente aucun intérêt pour vous... »
Je repousse la main du type et, conservant
un ton poli, lui signifie qu’il s’agit au contraire d’une conversation du plus
haut intérêt. Peiné, il tente bien de répéter deux ou trois fois la même mise
en garde avant de s’éclipser.
« Maintenant, poursuit Sankele qui
était resté plongé dans le livre, Lucifer prolonge les critiques pour investir
la qualité de son œuvre. C’est tout à fait réel. Vraiment. Parce que, depuis
1968 jusqu’à présent, on ne savait pas ce qui faisait traîner le marché de cet
ouvrage. Alors, on doit connaître Monsieur Lucifer. Il a parlé aux jeunes de
quelles générations ? Quand Monsieur Lucifer a écrit, il ne s’est pas
intéressé qu’il doit contacter d’autres lecteurs en tout cas. Il nous distribue
son mémoire pour le disserter. Bon. »
L’ombre du fonctionnaire aux yeux tristes
est revenue se planter devant notre table. Sa voix plaintive réitère les mêmes
recommandations amicales, auxquelles je coupe court en assurant que nous
prenons encore un verre avant d’aller dormir. Il s’efface avec une expression de bonhomie.
« On se revoit quand, Sankele ?
— Pour toute invitation intellectuelle qui
ne soit pas secondée par la violence, je suis libre comme le vent.
— Tu as un endroit pour dormir ?
— Dormir ? Je dois prendre sommeil
dans l’immédiat, mais ce n’est pas encore évoqué. Je ne vais pas franchir le
mensonge, je n’ai pas d’habitation. En tout cas, là où on est il n’y a pas de
sécurité intellec-tuelle. Ils prennent les usages écrits à l’insécurité
analphabétique. »
Toujours assis, il avait désigné d’un ample
geste circulaire les ombres environnantes où avaient coutume de trouver le
sommeil, dans quelque recoin, la foule des clochards et sans-abri de la ville.
« On a peur d’habiter avec les autres
à cause de la langue, continua-t-il. À cause de la francophonie, je suis condamné à habiter seul.
L’attaque fut rapide. Les coups de poings
et de pieds du Phacochère et des deux hiboux en civil surgis du bar de l’hôtel
ne se succédèrent pas plus de quelques secondes. Pour ma part je fus épargné.
Charlemagne gisait à terre. Mon bloc à dessin dans l’attaché-case du
Phacochère, qui chasse Sankele d’une bordée d’injures en swahili, sous les
derniers accents de l’Ave Maria.
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Je n’ai pas vu revenir Charlemagne. La nuit
l’accompagnait des mêmes yeux, escorté par les trois hiboux pour se perdre dans
ses plis, qu’elle avait eus pour nous accueillir dans la Cathédrale, et border
dans son dernier lit de poussière, bercer le sommeil du petit bâtard écroulé
hier soir dans son sang.
Pour couvrir avec mansuétude les éclats de
la fusillade et notre repas sur la terrasse du Wagénia, où ces mêmes yeux de la
nuit qui ne s’est pas encore dissipée dirigent mes pas vers les locaux de l’État-major militaire.
J’ignore l’heure dans ces rues sombres et
désertes où déjà chantent les oiseaux du matin. Prendre à droite l’ancienne
avenue Kétélé jusqu’au bout. Le Phacochère m’a fixé rendez-vous à huit heures.
Tourner au croisement de l’avenue Lothaire.
LOTHAIRE !
Extrait de
MAMIWATA
de Jean-Louis Lippert
ISBN 2-87246-019-5
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