Sphérisme   >   Ajiaco   >   Dits de la chevelure des Pléiades

Dits de la chevelure des Pléiades

extraits de circonstance du roman

AJIACO

où l’imaginal montre son anticipation de la réalité

 Bip Bip Bip

N’ATTENDEZ PAS DIX ANS POUR DÉCOUVRIR LES NOUVEAUX PHÉNOMÈNES DE LA TOUR PANOPTIC : LEUR NOUMÈNE FUT DÉJÀ CONSIGNÉ PAR LE MIROIR SPHÉRIQUE !

Le dernier fétiche électronique mis sur le marché planétaire par une multinationale sous la dénomination de « montre intelligente », manifestait déjà sa séduisante efficacité le 16 juin 2004 (centenaire d’un jour célèbre de la littérature) dans le roman AJIACO.

Libre au lecteur voyant en l’écriture une mise en question du temps, de comparer l’usage fait de ce gadget sur les deux scènes du monde et d’un livre.

À l’heure où 7 milliards de choses privées d’esprit par les lois de Kapitotal sont avisées du fait que leurs cerveaux sont incorporés dans des prothèses leur collant à la peau, ne voit-on pas la tumeur tenant lieu de tête à cet organisme se nécroser au point de perdre toute capacité de gérer encore le temps de travail comme le travail du temps ?

Pareille mésaventure survint, la nuit sans fin du 16 juin 2004, à Juan-Luis de Loyola, célèbre esthetical & ethical expert au sommet de la tour Panoptic.

 Panoptic show

Dits de la chevelure des Pléiades

Les Pléiades aiment l’odeur de la mer, le grondement du ressac, le fracas des galets roulés par les vagues d’un canal dans le crâne de celui qui rêve à sa victime depuis le sommet de la Tour. Aurait-il ouvert les yeux à cet instant, que Juan-Luis de Loyola se serait aperçu d’une éclaircie dans les nuages autour de la cime d’un arbre, qui lui aurait rendu l’espoir en la promesse d’une aurore. Chaque astre est une lettre dans l’alphabet de ce Jaguëy, dont les feuillages voisinent avec les constellations, mais dont les racines connaissent le piquant du béton armé comme celui des barbelés. Cette sensation fait sursauter Loyola qui s’éveille d’une longue torpeur, visage écroulé sur son clavier. Le royaume oriental de son cerveau s’éteint aussitôt ; s’allument tous les feux du lobe occidental.

Rien à signaler durant la nuit sur les marchés forts comme sur les marchés fluctuants, si ce n’était, bien sûr, une insolite flambée du rouble accompagnant la baisse du yen et du yuan. Le bourdonnement de cette mouche a dû le sortir du sommeil. Très peu demeure en lui des événements de la veille au soir, et ceux de cette nuit le font naviguer vers cela même que sa conscience préférerait oublier. À ses côtés, dans une farde usée, le vieux manuscrit de l’aède :

MAÏAK

Juan-Luis de Loyola n’a jeté qu’un oeil distrait vers le texte de l’aède. Serait-ce un récit gratuit, quelques phrases illustrant la joliesse d’une scène imaginaire ? Il sait confusément que non. Loyola devine que ces phrases concernent sa mère, à Santiago de Cuba. Il conjecture qu’elles évoquent le tournage d’un film, en 1953, produit par Jésus Evangelista.

Mais en attendant, acheter vendre, tous à faire semblant de croire que c’est une vie libre et humaine et démocratique, acheter vendre, toujours acheter vendre, partout la même loi partout vendre et acheter. Sauf sur l’île du Diable, il fallait bien le reconnaître...

Il se trouvait dans cet état de demi-sommeil où la vie entière se dissout en images fugaces tremblant à la surface d’une eau noire sur laquelle s’érigeait cette Tour, dont les mêmes images à présent franchissaient les murs et gagnaient la ville, puis le monde. Quel monde ? sursauta-t-il encore, comme si quelques rudes secousses avaient modifié le mouvement d’horlogerie de son crâne. Il se souvenait bien d’une chose. Au début de la nuit, il avait acheté tous les stocks de roubles disponibles sur le marché. Il avait ensuite emprunté ailleurs d’autres quantités de roubles, à des taux d’intérêt ridiculement bas, puis utilisé cet argent frais pour spéculer sur des valeurs qui ajouteraient des zéros à sa mise initiale. N’était-ce pas le but du jeu, cette multiplication sans fin des zéros ?

Un bip retentit à son poignet. Boîtier, écran, clavier. Le tout, dans l’espace d’une montre au poignet. Miracle de la technologie Panoptic ! Nouvel Ordre Edénique ! Le boîtier, c’était l’antre aux mystères, la caverne magique, tabernacle et saint des saints de l’église nouvelle, dont les liturgies se jouaient sur un écran numérique...

Loyola sauta sur ses pieds et s’étira. Quelque chose était resté sur lui de ses visions nocturnes, dont l’éveil en sursaut provoqué par cette mouche, puis par ce bip, ne parvenait pas à le débarrasser. Il se passa deux doigts sur les yeux. Ses épaules furent les premières à lui signaler l’insolite présence d’un tissu qu’il n’avait jamais porté. La chemise. Une guayabera de son père, toujours étoilée de sa tache brune à l’endroit du coeur.

À nouveau Loyola se dirige vers la fenêtre et considère la nuit sans penser, remuant en lui toute la scintillante confusion des sensations éprouvées au cours de ces heures, il ne savait dans quelle dimension de sa vie.

Sur les multiples écrans numériques de sa montre, le bal des devises tout à coup s’enfiévra pour adopter une cadence rap. C’était le moment, c’était l’instant. Pas vrai l’aède ?

 Panoptic watch


Je suis ici sans pain sans habits sans havre

au péage de l’au-delà

pour chanter la ballade d’Eva

ses yeux pleins de mouettes

oh comme j’aimerais encore avec elle

en plein midi faire l’amour

dans l’odeur douce des grenades

fenêtre ouverte à Naoussa

près du vieux port

en écoutant le chant des mondes sous la pluie

car la parole donnée fait reculer les limites de la mort.



PAS PRENDRE CONNAISSANCE AVANT LENDEMAIN 50 ANS.

Loyola tâtonne à l’aveugle dans son bureau, cherchant à savoir où il pose les pieds. Car il n’y a même plus de sol ici, tout flotte. Comme dans un mauvais rêve. Son coffre-fort était ouvert, il en a la certitude, avant l’arrivée de cette femme. Il oublie à l’instant le carnet noir. C’est un brouillard de particules et il se retrouve en train de tournoyer dans ce milieu opaque, sans appui, un oeil ouvert et l’autre pas encore, difficile de discerner tout ce qui grouille là-dedans, si ce ne sont peut-être les spermatozoïdes formant la semence du diable qui jadis féconda quelque matrice méphistophélique pour donner naissance à la tour Panoptic.

 Panoptic toys

Juan-Luis de Loyola fut tiré de son cauchemar par un nouveau BIP à son poignet. Les écrans miniatures affichaient des tableaux et des graphiques, tous les cours du marché. Le rouble manifestait d’étranges bonds d’humeur, progressant toujours contre les autres devises, malgré les nouvelles alarmantes en provenance des firmes pétrolières de Sibérie. Soudain cela se trouble. Il y avait sur le verre de sa montre une image, le visage de l’aède. Ce qui signifiait qu’il avait dû manipuler par erreur quelque dispositif de caméra, peut-être au moment des coups de feu. L’appareillage était à ce point perfectionné qu’il relevait de l’information pure. Un prodige métaphysique, pensa-t-il en tirant de sa poche un cigare. Car tout le système de caméras fonctionnait en temps réel. Ces images révélaient l’au-delà de l’aède. Les têtes chercheuses à intelligence numérique ne connaissaient plus l’obstacle de la mort. Le recul du zoom fit apparaître un corps entier, dans une position très réussie, forme claire allongée près de la masse noire du canal. L’image prit de la hauteur et montra bientôt tout le quartier dominé par une Tour, puis les ceintures et rings périphériques de la ville, avant que les nuages ne permettent plus de voir qu’une banquise dont les neiges infinies se déployaient au-dessus de la biosphère.

(…)

Cet étui à cigares. Portait encore les initiales. Gravées dans le cuir. D’Abel de Loyola. Pour lui. La première bouffée. Son rire. Devant les cours boursiers. Qui s’effondrent partout. D’énormes faillites. Qui se multiplieront. Demain. Dans un parfum de scandale. Les stratèges mondiaux. N’arrivant pas à trouver. Quelque explication plausible. À la chute brutale. De leurs devises. Quand. Dans le même temps. Monterait. Sans raison logique. Cette monnaie de singes.

L’écran de sa montre. À nouveau. Disait Bip. Et encore Bip. D’un tel mot. Pouvaient se déclencher. La plupart des systèmes. Commandant l’allumage. D’autres écrans de contrôle. Veillant sur la santé. De la Terre entière.

C’était l’éloquence. Des alphabets numériques. Pleinement réalisée. Sous forme électronique. Dans l’état. Zéro-un. Du monde. L’impératif binaire. Catégorique. Définissant. Le moindre souffle. Des milliards d’habitants. De la planète.

Et pourtant les poèmes de l’aède lui avaient donné conscience d’une respiration. Quelques-unes de ses phrases ouvraient un espace de l’autre côté de l’horizon. Vers des contrées dont on n’était pas prêt à soupçonner même l’existence. L’aède meurt sept fois chaque nuit. Pensa-t-il. Autant de fois qu’il y a d’étoiles. Dans la constellation des Pléiades. Cela ressemblait à quelque chose que l’aède aurait pu dire. Peut-être même était-il en train. De répéter. Ses paroles.

Il venait de retrouver. Toute son assurance. Mais à bien y regarder. N’était-ce pas. Un état de conscience. Fort artificiel. Qui donnait à Loyola. Sa démarche sûre. De long en large. Près d’une vitre noire. Entre les orbes des astres. Invisibles. Et les abîmes. De l’atome. Pour lui faire dignement. Porter un cigare. À ses lèvres ?

Un équilibre. Bien précaire. Fondé sur la croyance. En un ordre planétaire. Qu’il s’amusait à bousculer. Tels ces pontifes. Qui officient toujours. Ayant perdu la foi. Sans savoir vraiment. Qu’une croyance. Epuisée. Comme un crédit. S’écroule. Sous une dette. Impayable. Sans plus de loi divine. Assurant l’unité.

Loyola tirait. Sur son cigare. Dont l’arôme. Lui facilitait. La contemplation. D’un paysage. Irréel. S’étendant. À perte de vue. Sachant. Que le cylindre. Des feuilles de tabac. Roulées. Sur son île natale. Contenait. L’explication.

Bien sûr. Ses initiatives sur le rouble. Provoqueraient des cyclones. Loyola. Par le truchement. De Panoptic. Se trouvait en telle position. L’ampleur et l’expansion. De la Tour. Si étroitement liées. Aux affaires. De tant d’entreprises. Vulnérables. Par leur puissance même. Que le système entier. Courait un risque. De syncope. Et il tirait. Toujours. Sur son cigare. Contemplant. À travers. La fumée du havane. Une mosaïque de façades coloniales. Apparue durant la nuit. Sur l’autre rive du canal. Ayant oublié. Qu’il avait traversé. Cette frontière. Plutôt. Comme un songe.

Que comme.

Une certitude.

Que lui.

Garantirait.

Sa mémoire.

 Panoptic interface

Juan-Luis de Loyola se tenait toujours à la fenêtre du dernier étage, attendant l’aube du grand jour. Il ne faisait aucun doute que venaient de lui parvenir les multiples voix surgies du royaume des ombres, qui l’incitaient à tourner son attention vers d’autres paysages imaginaires. Il fixa les yeux sur une vitre toujours noire. La vue s’étendait à travers un bras de mer qui pénétrait la ville et là-bas, loin par-delà une vaste baie portuaire, couraient les écailles vertes et brunes figurant le dos de son île natale. Ce ne lui était pas un effort particulier de s’y croire, sur l’île-crocodile, alors que se devinaient à peine blocs et avenues de Bruxelles. Au vrai, comme il appartenait à un univers où tous les marchés tournaient jour et nuit, sa tête se trouvait dans un permanent vertige ubiquitaire. La Tour se présentait donc à lui plutôt comme une image virtuelle, platonique en dépit de sa taille : elle appartenait moins à la réalité qu’à l’ordre des idées. Rien n’existait vraiment, pouvait-on dire, autour de Loyola. Cette raison lui fit désirer avec force le refuge d’une caverne matricielle. Mais que cherchait-il au juste, et où le trouver ? Car les réminiscences du ventre de sa mère n’appartenaient pas aux mêmes zones cervicales que son vouloir lucide et raisonnable, celui qui lui permettait par exemple de miser sur le rouble. Il ne savait pas vraiment ce qu’il voulait et soudain il le sut. Les deux spectres de la rue brandissaient une bouteille, et la sienne était vide. Il avait envie de s’envoyer encore un petit verre de rhum à la mémoire de son père, dans ce café dont une loupiote mauve signalait la présence de l’autre côté du canal.

C’est alors que se déclencha quelque chose, au moment précis où retentit un nouveau Bip au poignet de Loyola. Le rouble avait encore grimpé aux dernières heures de la nuit, murmura sur une musique suave la voix dissimulée dans le boîtier de sa montre. Il prononça une formule codée à l’intention du processeur de signaux logé sous l’écran miniature, et la voix féminine lui répondit par un salut matinal. Saturé d’érotisme, l’organe électronique lui souhaitait en quatre langues plein succès pour un jour qui, malgré l’heure, ne s’était pas encore levé. Loyola prendrait l’ascenseur où il verrait pivoter vers son visage une caméra de contrôle, comme dans le hall de marbre dont les miroirs cacheraient d’autres voix féminines qui lui susurreraient dans un râle d’amour que le rouble hier moribond n’avait pas cessé de bander toute la nuit. Puis il sortirait et traverserait l’esplanade où il se retournerait pour admirer les septante-sept étages d’une prolifération de verre et de métal dont il se demanderait si quelque métastase n’en avait pas accru la progression verticale au cours de ces heures obscures. Un vent du large alors le prendrait dans son tourbillon. Mais il saurait ce qu’il voulait – un petit verre de rhum – et il resterait encore un moment à étudier les proportions de cette masse couleur bronze, dont Jésus Evangelista avait jadis argué de la transparence parfaite pour arracher tous les permis nécessaires, au temps du fameux projet Manhattan. La principale vertu de sa façade était, il est vrai, de réfracter la sombre luminosité du canal. Un reflet des entrailles de la ville, se dirait-il encore, tournant ses pas vers le pont de béton, sans ignorer que son image et sa voix, depuis le bureau du dernier étage, n’auraient cessé d’être vidéotransmises dans le monde entier via satellite. Au moins, conclurait-il, ces instruments techniques auraient-ils enfin leur utilité : celle de fixer dans une mémoire objective les scènes spectrales qui se donnaient à voir de l’autre côté du canal.

 ( À cet instant de son récit, l’auteur de ce livre me pardonne si j’ouvre un autre cahier, mon cahier secret. Les deux figures venant d’intervenir permettent, en effet, que je dise de l’aède qu’il s’agit de n’importe qui venant de nulle part et marchant dans les rues d’une ville inconnue : où peut-il aller ? à qui s’adresser ? Finances : Des sommets historiques ! Bien sûr, ce type est pauvre en fric et riche d’un esprit ne s’accommodant guère des moeurs boutiquières. Bruxelles a gagné près de 25 % en un an ! Sa principale ressource mentale - celle qui lui épargne l’enseigne de la cloche - réside en ceci qu’il est tourné vers le futur et vers toutes les sources du passé, dont il capte les voix comme personne. Pareille disposition pourtant le handicape, davantage encore que les clochards, lorsqu’il s’agit pour lui d’affronter les réalités immédiates, et c’est avec une égale brutalité qu’il reçoit presque chaque vision s’offrant à son errance. Euphorie !

Tous ces gens, quels qu’ils soient, pourquoi tolèrent-ils ainsi les rôles qu’ils se jouent ? Comment font-ils pour se prendre au sérieux ? Pensent-ils vraiment être un trader dynamique, un sportif émérite, une star de la chanson, un politicien soucieux de la Cité ? S’ils pouvaient prétendre à la légitimité d’une fonction sociale, n’était-ce pas dans l’exacte mesure où celle-ci se reliait à un fluide universel ne leur faisant pas ignorer la face cachée de leurs propres fantômes, ces clochards endormis sur leurs bouches de chaleur, et tous ceux qui crevaient la gueule ouverte au seuil même de leurs existences cossues ? Animée d’une rage planétaire, son oeuvre entière leur posait de telles questions, dont il ne doutait pas que la formulation adéquate eût modifié de fond en comble ce qu’il fallait nommer un désastre social. Toute la planète Bourse exulte ! Celui-là, par exemple, croyait-il vraiment être au sommet de la tour Panoptic ? Et les deux lustucrus venant de lever leur bouteille de rhum dans sa direction, parfaits sosies d’Homère et de James Joyce, n’étaient-ils pas les flics de tout à l’heure dans leur bagnole à bande orange et gyrophare bleu, quand ils prenaient en chasse mon ombre suspecte ? )

Puis les deux silhouettes s’éclipsèrent, et l’homme qui était mort oublia même ce qu’il venait d’entendre. Avait-il d’ailleurs capté quelque chose ? Le nom d’Ulysse était sans doute au coeur de sa mémoire la plus profonde... Les situationnistes se placeront au service de l’oubli, affirmait leur premier Manifeste.

Mon métier, se dit l’aède, est de peindre la réalité de mon époque, ainsi d’époque en époque, et d’aède en aède, je me survis. Le cycle des poèmes épiques n’est-il pas toujours à recommencer ? Une action révolutionnaire dans la culture ne saurait avoir pour but de traduire ou d’expliquer la vie. Comme à travers un songe, deux messagers de l’autre monde écoutaient le silence d’une voix dans ce café désert, où l’homme qui était mort attendait en vain le jour. Celui de la finale au stade, pour le grand jeu

LES DOUZE DIEUX DE L’OLYMPE

 Panoptic notify

It’s a fabulous, fabulous story...

Juan-Luis de Loyola s’éveille après des siècles de torpeur. Un jingle vient de retentir à son poignet. Tant d’heures se sont écoulées qu’il peut être à nouveau minuit sans qu’on ait vu passer l’ombre d’un midi. Loyola ne sait toujours pas qui ou quoi l’a fait agir au cours de cette nuit. Tous ses centres nerveux se sont déconnectés de la raison du jour. Est-il dans un autre rêve ? Une chose est certaine. Un sursaut d’ironie lui fait porter des lunettes de soleil. Et sur l’écran de sa montre, les chiffres glissent à haute altitude. J’itinère entre les pôles, se dit-il... Depuis ma guérite haut perchée... Jusqu’aux liquides catacombes... De chute en ascension... D’errance immobile en voyage hors espace et temps... Pour mieux atteindre au coeur du monde... J’arpente le miroir... Voué à capturer... Pour le transmettre... Un message qui me dépasse... Et qui m’échappe... Loyola se souvient d’une flaque de sang qu’il suivait le long d’un dédale de ruelles. Au fond de la dernière impasse, il a vu déboucher une femme en robe d’un autre temps ressemblant à sa mère. Pour donner une idée de cette apparition, peut-être conviendrait l’image de Marilyn Monroe. Celle-ci tenait un cierge dans sa main. Elle se dirigeait sans le voir, d’une démarche légère, sa robe traînant dans le sang, vers un autel de fortune où brûlaient plusieurs bougies. Là se dressait un arbre à la branche duquel pendait un bouc dont le sang coulant de la gorge formait le ruisseau qu’il venait de suivre. Son père apparut alors, dans un costume bariolé, coiffé d’une capuche à plumes, brandissant l’une des cornes du bouc, lestée à son extrémité plane d’un miroir. Il avait les traits d’Ernesto « Che » Guevara. Selon ce qu’il expliquait à la femme venue allumer son cierge aux flammes de l’autel, certains rites africains survivaient à Cuba, qui dans le plus lointain passé avaient donné naissance aux mystères d’Asie mineure, puis à la tragédie grecque. Sa mère confirmait bien que le sens initial du mot tragôdos était « chant du bouc ». Le sacrifice du bouc au pied d’un arbre sacré ( substitution de l’animal à la victime humaine ) dans une cérémonie de purification collective, n’était-ce pas l’origine des orgies initiatiques en l’honneur du dieu Dionysos, le deux fois né ? Qu’ai-je fait d’autre que sacrifier le bouc ?, s’interroge Loyola qui se souvient des derniers mots du rêve. « La plus haute intensité du rapport entre mythe et réalité ». Selon son père... On le voit hausser les épaules, baisser la tête, comme saisi par une affliction qui ne concernerait plus sa propre vie. Se trouve-t-il à nouveau debout face à la fenêtre au sommet de la Tour ? Son rêve l’a mené vers des scènes issues de la pensée de son père, vers des images qui lévitent à jamais dans le ventre de sa mère.

Tout s’est déployé bien au-delà de cette ville et de ce canal, bien au-delà de l’estuaire ouvert au grand lointain sur une île tropicale où se sont connus un homme et une femme il y a cinquante ans. Mais où est-il encore ? Sa conscience miroite errance... De l’une à l’autre rive... Il chancelle de vertige... Comme sur une échelle tournoyant dans le vide pour se poser à l’horizontale... Sous ses pieds le pont tangue... Nappé d’une coulée de sang... Quel homme fut-il mis à mort qui se voulait autre que nous, même s’il fut parmi nous, car il n’avait pas oublié la tradition des antiques mystères ? Loyola cherche un garde-fou. Vers l’inexploré je vais... Tournant autour d’un axe invisible... Qui se dérobe... Comme ce pont sous mes pieds... Et tu te perds toujours... Dans le rêve d’un autre... Sa main trouva l’appui d’une rambarde. Où était-il encore ? Ses lunettes noires lançaient des signaux. Ils renvoyaient des échos de lumière vers un gratte-ciel de verre. Au dernier étage, apparaîtrait peut-être une belle jeune femme à chevelure blonde qui répondrait à son appel. Mais il ne vit rien de tel. Sentant une présence à ses côtés, Loyola tourna légèrement la tête. Il y avait une femme assise qui mendiait, un bébé moribond dans les bras, dont le regard laiteux pulvérisa le miroir de ses lunettes noires à l’épreuve des balles pour l’atteindre en plein centre du système nerveux. D’où venaient cette femme et cet enfant ? S’ils en étaient réduits à un tel sort, tout ce qu’il pouvait rester de vivant en ce monde, c’étaient les rêves des morts. L’aède, encore lui ? La femme semblait ne pas le voir. D’elle montait un chant multiple, un choeur entier de voix, tandis que ses lèvres remuaient à peine, et que ses yeux rougis par la fatigue d’être le traversaient avec l’indifférence des animaux se côtoyant dans quelque savane africaine. Il ne put soutenir un tel regard et reporta son attention vers l’appareil à son poignet, qui venait d’émettre un nouveau signal. Accoudé contre le parapet, Loyola poussa les touches de sa montre numérique en forme de coquillage. Tout fut soudain lumineux, dans l’ordre binaire du monde. Il regarda les chiffres de ses fonds grimper sur plusieurs écrans. La monnaie russe crevait les plafonds de l’impossible, tel un plongeur que l’on aurait cru noyé perforant la surface et s’élançant vers des hauteurs inaccessibles. Il lui fallut un moment pour décoder une série de signatures cryptées. C’est comme ça qu’il s’était amusé à pirater le système de la firme, juste avant la fusion Panoptic et Noé. Cet exploit lui avait valu toute la confiance de Jésus Evangelista. À présent, il examinait le compte confidentiel de sa mère, avant d’opérer le dernier transfert en pianotant quelques notes sur le clavier. Loyola crut voir le visage cramoisi du philanthrope quand on lui apprendrait que son portefeuille avait été réduit à rien au fil de cette nuit ; que sa fortune personnelle, estimée en dizaines de milliards, venait d’entrer dans une conjoncture fâcheuse. Qui que ce soit pourrait-il y comprendre quelque chose ?

La folie nocturne du rouble le délivrait de l’influence de son néocortex. Il se sentit soudain plus libre, en harmonie avec les registres de son cerveau inférieur. La matrice, pensa-t-il sans savoir au juste quelle matrice. Il songeait à cette fièvre – impossible à enrayer par les marchés financiers – de croissances et d’expansions, suivies de crises et de dépressions, dont se convulsait une pauvre planète. Les banques, les compagnies d’assurances, les prêts hypothécaires, les placements boursiers, les fonds de pension requins, avec toutes leurs gigantesques machines à cracher des informations, qui les faisaient tourner comme des sphères folles dans le cosmos de la spéculation, tout cela si faible et si vulnérable, plus fragile et précaire qu’un simple coquillage... Pendant quelques secondes, il crut bien en avoir fini avec la vision née du rêve d’un mort, cette femme accroupie à quelques pas de lui d’où montait une chorale africaine, et ce petit bout de vie accroché à sa matrice. Il crut en avoir fini avec le corps calleux de son cerveau, celui qui relie l’Orient et l’Occident. Là même où on l’avait détruit depuis le ventre de sa mère, il était touché. Comme si l’autre, l’aède, se dit-il sans parvenir à fixer l’idée qui venait de lui traverser le crâne. La flèche avait été décochée par les yeux de cette femme noire aux énormes seins tétés par ce bébé qui jusqu’au blanc des yeux suçait la voie lactée. Que dirait-elle, cette femme au visage indéfinissable, si elle savait... Loyola chercha de l’argent dans ses poches. Après avoir gagné toute la nuit des sommes capables de coloniser la constellation des Pléiades, il ne lui restait qu’une pièce de monnaie qu’il tendit à la femme avec un sourire forcé. C’est alors qu’il vit l’arbre. Pas de bouc, non, pas de bouc, mais un panneau officiel cloué contre le tronc :

« A la memoria de Abel de Loyola,que fue asesinado en este lugar por las hordas de la tirania la noche del 26 de Julio 1953. Que el ejemplo de su gloriosa muerte sea el acicate que mueva el impulse a los Cubanos a defender la libertad de Cuba. »

La femme tournait et retournait la pièce, murmurant des choses qui pouvaient avoir eu un sens mais qui n’en avaient plus depuis la fin des utopies, posant enfin la relique de métal sur le front de son enfant. Tres pesos ! Côté face, on voyait luire une étoile au béret d’un homme barbu et chevelu comme avait dû l’être Abel de Loyola voici cinquante ans.

« C’est moi qui vous présente en exclusivité le clou de notre ménagerie, moi Eva de Cuba, l’oiseau-serpent de Baracoa ! »

Je n’ai qu’à tendre la main pour toucher dans sa pesanteur chaude Eva, mère de celui qui se croyait le fils de Marilyn Monroe et de Che Guevara, mais qui devait se contenter du nom de Juan-Luis de Loyola, sur une plaque de cuivre au sommet de la tour Panoptic. L’Esthetical & Ethical Expert se débrouille-t-il dans les visions que je lui lance ? L’avant-garde situationniste est d’un faible secours face aux réalités de la misère. N’arpente pas qui veut les passages entre ciel et terre !

Passer de son vivant le pont vers l’autre rive : je ne l’avais connu qu’avec Eva. Peut-être était-ce encore par elle que, depuis l’autre monde, j’avais retrouvé l’ici-bas ? Me revenait le son des cloches d’une église, dans une île vers l’Orient, qui se mêlait aux tambours nocturnes, pour la San Lázaro, sur cette autre île au-delà du couchant. C’était comme si les archipels dont faisaient partie ces deux îles ne formaient en moi qu’un seul tourbillon de mémoire globale...

Ce constat calme un peu Loyola. Peut-être aurait-on vu, dans les yeux de l’aède, se refléter le dernier paysage aperçu par lui juste avant de crever... l’un de ces paysages inconnus, jamais vus par quiconque, et dont nul n’a la carte ? Une mer émeraude et je nageais en elle. Si la couleur pouvait exprimer l’amour, quelle autre que ses yeux verts ? Eux seuls apaisaient les nuages rouges de mon âme. Un vert doré piqué d’étoiles, dont pâlissait la Voie lactée. Je me penchais sur elle, sur la mer émeraude, et je l’entendais me dire d’embarquer avec elle sur le yacht de son père. Le navire de plaisance était ancré dans une crique à l’Est de l’île de Paros. Il suffisait de tendre la main pour caresser l’échine de Naxos. Plus loin se profilaient Ios et Hèraklia. Tout le temps que notre liaison dura, jusqu’à Santiago de Cuba puis à Baracoa, ce fut comme si la mer à jamais nous berçait dans le rouleau des vagues de ses yeux. Alors, après le coup de feu, je me suis mis en marche à nouveau par les rues d’une ville, et je continuais d’arpenter les chemins de jadis qui menaient à Eva. Tout en haut de cette tour, comme au sommet d’une falaise abrupte, je voyais l’archange noir qui tremblait au bord du précipice, penché vers un vide sidéral, au fond duquel je le contemplais en souriant, l’un et l’autre séparés par la masse noire d’un temple prêt à s’écrouler.


Dits de la chevelure des Pléiades est disponible au format PDF (télécharger 20 pages = 1111 Ko).

Note : Acrobat Reader est nécessaire pour consulter un document PDF, si besoin, ce logiciel est disponible ici    cliquez ici


Ajiaco  >  à Mayela  >  Partie 1  >  Partie 2  >  Partie 3  >  Le Jaguëy  >  des Pléiades  >  Extrait 1 (pdf)  >  4e de couverture


SPHÉRISME | Ajiaco | RETOUR