SPHÉRISME > Cri d'une prophétesse en colère III

 Apparition de DSK et Ophelia au JT du 2 juillet 2011

Wenn Islam Gott ergeben heißt,
Im Islam leben und sterben wir alle.

Goethe, West-östlicher Diwan

Cri d'une prophétesse en colère III

Le ciel a redistribué les étoiles comme un jeu de cartes oriental.
Au fils de Moïse devenu Cheikh, le cachot du criminel. A l'esclave guinéenne, une pleine lune de princesse. Quelle force magnétique a-t-elle influencé la partie, sinon quelque sorcellerie nègre ?  Tout cela n'est-il qu'un rêve savamment comploté par le figuier sauvage du Palais des Mirages ?  En toute hypothèse, on est au coeur de tes romans, dans lesquels à chaque page est posée la question :
« Comment, sinon par la puissance mythique, exorciser un rapport hypnotique imposé par la tour Panoptic ? »
Toi qui introduisis le point de vue du boy congolais dans la littérature belge - où prédomine, en guise d'audace ultime, celui de la concierge ou du valet de chambre ; et qui plaças la dialectique du maître et de l'esclave au coeur de toute écriture - ce pourquoi tes livres sont introuvables : d'où puis-je te parler, sinon de l'Atlantique ?  Sud : golfe de Guinée, où ne s'oublie pas la sirène Mamiwata - Désormais seule ambassadrice de Belgique au Congo ; Ouest : les Caraïbes, formant avec les Cyclades à l'Est l'axe de ton ultime cosmythographie. Nord : Q.G. de l'OTAN...
Veux-tu que je capte pour toi la radio belge ?  Evitons les nouvelles qui n'en sont pas sur la guerre civile plus ou moins larvée, comme dans toutes les autres contrées du monde. Kapitotal et la tour Panoptic gèrent assez bien la putréfaction : cette capitale de l'Alliance atlantique devrait s'élargir sous peu pour devenir zone internationale en monnaie d'échange pour le Sud contre la séparation du Nord, de sorte que le Quartier général de l'Occident puisse disposer d'une base militaire opérationnelle raccourcissant de la distance de l'Atlantique les vols U.S. en direction de l'Orient. "Pour un atlantisme à visage atlante", ai-je envie de baptiser ce message, même si ce titre est prématuré : ne peut-on le comprendre comme un résumé des romans où tu es impliqué ?
Voyons sur Musique 3 ... Après un morceau de Wagner, commenté par des propos sur Goethe et son Divan Occidental-Oriental - que j'ai tout spécialement commandé ce soir - voici les nouvelles routières parlant des bouchons autour de Bruxelles. Eh oui !  comment les oublier ?  La voix féminine dit : « Le Ring Est ou le Ring Ouest... »
Notre voyage peut donc commencer, sans oublier jamais - à propos de ceux qui recevront ce message - que les faux amis sont les vrais ennemis !
Depuis le septième ciel j'implore un pardon très miséricordieux de ceux qu'effraiera ma parole de sibylle volant vers le couchant sur son tapis d'Orient, car leur septième étage a été condamné, de même que le sixième, et de leur cinquième étage ne s'écoule plus que ce qui jaillit du troisième niveau de l'Atlas.
Aller à rebours de l'opinion dominante est le premier pas vers la liberté. Celle-ci ne s'offre pas sans risque d'une vérité dangereuse à conquérir dans le mouvement même d'une telle rupture, seul gage d'un alphabet nouveau, voire d'un idiome inouï permettant de tracer un itinéraire mobile et immobile entre l'aventure personnelle et le destin collectif. C'est le sens de ce Cri, d'où jailliront peut-être quelques étincelles de clairvoyance, nées du choc entre les silex du singulier et de l'universel (qu'il ne faut pas confondre avec le particulier et le général, ni avec l'individuel et le social, dont les heurts ont leurs estimables flammes propres).
Ce Cri choquera donc ; eh bien, qu'il choque !  Mieux : qu'aux prononcés arabes approximatifs il chaqchaque (babille) et qu'il chaquaque (déchire), voire qu'il chaouke (ait des épines) ou encore chaouque (fasse envie), pourvu que son message aille à rebours de l'actuelle doxocratie planétaire...
Survolant des fantasmagories marines, je devine confusément les signes auxquels il me faut obéir : ceux d'un Théâtre de l'Atlantide m'envoyant en représentation sur la scène du monde afin que les humains déchiffrent par mon regard leurs propres théorèmes impensés.
Vois la voix de la voie. Ne tiens pas secrètes les paroles de l'ange qui t'ordonne d'écrire !
Elle n'a pas l'âme d'une domestique, celle vers qui je m'envole pour lui offrir mon témoignage ; quand larbin jusqu'à la moelle est ce péquenot se prenant pour un nabab. Croyait-il prendre le dessus sur ses dessous dans cette corrida de chambre ?  Ne pas achever en débandade son érotique tauromachie ?
Comment celui qui n'était encore voici cinq ans qu'un figurant du personnel politique douteusement blanchi par la justice au milieu d'un troupeau d'éléphants roses, fut-il par la magie des flashes propulsé au rang d'homme providentiel pour la gauche mondiale, dont les démêlés judiciaires en Amérique seraient une tragédie pour la France, à en croire journaux et magazines de la place Jamaâ al Fna ?
Voilà qui oblige à penser la tour Panoptic et Kapitotal, dont chaînes et canaux planétaires vont se mettre en branle dans la Ville des Villes pour ne pas même faire entendre deux mots inaudibles que murmurera sans doute le ci-devant plus haut commis du Fonds monétaire international : not guilty !
Quand, de Shéhérazade, n'aura nul droit de cité la vision globale...
Un personnage porté aux nues plonge dans la fosse commune : quelle révélation d'ordre biblique peut-elle en être tirée, derrière le banal jeu de "révélations" médiatiques ?
Je tomberai moi-même vers le haut pour y répondre... S'il est vrai que tu n'as jamais fonctionné dans aucune structure (hormis le KGB, pour peu que les révélations de ton alter ego Juan-Luis de Loyola dans votre dernier roman ne soient pas imaginaires), pourquoi voudrais-tu que recueille le moindre écho ma voix dont tu seras le scribe ?  Du moins suis-je écoutée par les Pléiades qui lèvent à la santé de Nafissatou Diallo, dite Ophelia, leurs pommes d'or au jardin des Hespérides...
Comment l'aède Atlas n'interprèterait-il pas le "Choc des Titans" qui s'annonce à New York - tel que le titrait la presse avant mon départ aux kiosques de la place Jamaâ al Fna ?  Même si le procureur Cyrus Vance et l'avocat Benjamin Brafman n'ont qu'un rapport indirect avec les maudits de la mythologie grecque. L'un portant prénom perse et l'autre affichant titres de noblesse hébraïques, l'Affaire ne promet-elle pas de plonger ses racines dans maint conflit millénaire ?
L'aigle magique de l'Atlas, celui que les Amazighs appellent visionnaire, m'emporte vers l'Amérique. Une de leurs féeries... Nul ne sait où il a son nid, sinon dans une haute falaise donnant sur l'Atlantique. On raconte qu'il connut jadis la déesse Athèna, son souvenir ayant donné naissance à l'image de Zeus. D'où la malédiction d'Atlas ainsi que celle de Prométhée, toutes les tyrannies s'étant prévalu depuis lors de cet emblème. Dont les Etats-Unis d'Amérique, vers lesquels je navigue entre ciel et terre, mes yeux tournés en arrière dans la direction de l'Orient...
Peut-être ne s'agit-il que d'un tapis volant, sur lequel aurait été tissée par des mains berbères quelque image du Phénix : quelle importance ?  Toi qui te proclames Atlante et cherches à mettre au clair le patrimoine secret qui lie les hommes entre eux, toi dont la fracture des communautés humaines entre nantis et exclus constitue la principale préoccupation depuis quarante ans, je te prie de traduire mon message en langue d'avenir :

                                            Moi, fille des hommes, j'ai accouché de jumeaux
                                            nés de pères différents
                                            l'un bon l'autre méchant
                                            sans que je voie la différence
                                            Qui pourra me la dire ?

Cette complainte ancestrale de l'Atlas est chantée chez nous par la femme qui se trouve au centre de la danse mystique.
Souverainement orpheline d'eux je suis, tandis que l'ange et le démon leurs pères dessinent une calligraphie dans le ciel pour trouver leur chemin parmi les étoiles mortes au milieu des décombres laissés par combien de bombes. Trois cent mille taureaux explosés par jour : prix de la guerre américaine en Afghanistan !  Mais quel bombardement la tour Panoptic doit-elle avoir fait subir au cerveau global pour que la domesticité médiatique ose relayer, sans l'apparence d'un scrupule, cette monstruosité logique selon laquelle une émancipation des peuples opprimés serait la principale finalité de Kapitotal !  Certes, le mouvement de celui-ci depuis plusieurs siècles, ainsi que l'analyse Marx, consiste à dissoudre autant les liens communautaires qu'il est nécessaire au marché pour s'alimenter en individus affranchis, c'est-à-dire libres de se faire tondre et tanner le cuir, dans un rapport d'exploitation, de domination, d'aliénation sans limites autres que la résistance humaine et celle de la nature, jusqu'à l'hypothèse de leur anéantissement.
Comment combattre l'ennemi, sinon par le zodiaque des signes et le tatouage des mots sur le parchemin d'une peau que je dissimule par sept voiles noirs ?  Je n'ai pas oublié sous eux l'uniforme bleu foncé, la chemise claire et le tablier blanc de domestique. Au profond secret de ces vêtures, dans la nuit sous ma djellaba, j'accueille sur mes plaies le baiser du soleil : ses lèvres d'or consolent une blessure à jamais écarlate. Que ma transe dont tu seras le scribe danse en faveur de Nafissatou Diallo, dite Ophelia, suprême lutteuse de classe !

J'ai couvert mes cheveux du plus beau hijab noir hérité de ma mère et revêtu le nikab des grandes occasions, qui font parler le langage des yeux. Dans ce costume cérémoniel je baisse la tête sur le côté, puis de l'autre côté. Je rentre mon visage entre les épaules qui se trémoussent en cadence. Mes yeux fixent une invisible caméra qui me cadre en gros plan. Je prends l'air d'une somnambule égarée parmi les zombies, car ma transe convulsive est vaudou, sur l'aigle visionnaire filant vers l'Amérique...
Bras derrière le dos, comme entravés par un pouvoir surnaturel, je secoue mon torse d'avant en arrière ainsi que l'aurait fait une esclave lors de la traite négrière, capturée dans ce golfe de Guinée d'où provenait Nafissa.
Ce faisant, je rappelle à chacun ce qu'est toujours le commerce triangulaire, paradigme du marché capitaliste : pacotilles > chair humaine > marchandises de luxe. A ceci près que la crise de la valeur, analysée par Marx dans son Capital, oblige de vendre à haut prix des pacotilles de faux luxe dans le temps même où rien n'est plus démonétisé de nos jours que la marchandise humaine, singulièrement cette si périssable chair féminine.
C'est ce dont j'entendais parler au Palais des Mirages. Tous ces personnages de Paul Morand qui n'auraient pas oublié de se farder chez Guy Debord pouvaient sans peine se croire les invités de quelque nouveau Gatsby le Magnifique. C'est dire si leur manière de jongler avec les millions relevait d'un art consommé de pratiquer à toute heure, au bord de la piscine, le salut de l'humanité.
Les bombes larguées par l'OTAN vers l'ex-Yougoslavie ne devaient-elles pas permettre aux mafieux kosovars d'organiser au mieux le trafic d'armes, de drogues et de putes originaires des riches provinces slaves, afin d'alimenter les bordels d'Europe occidentale ?  Impossible de comprendre l'affaire Almaviva sans évoquer cette préoccupation majeure de tous les dirigeants du monde. Car l'irréfutable baisse tendancielle du taux de profit, liée à la dévalorisation, dirige massivement le Capital vers d'autres marchés que celui de la force de travail. C'est ainsi que, dans le jargon de Wall Street, la métaphore du Bull est utilisée pour désigner une charge massive et sans contrôle des marchés spéculatifs. "Bullisation de l'économie" signifie financiarisation déréglée. Le comte Almaviva peut donc être à bon droit considéré comme le "Bull" en chef de la planète financière : celui grâce à qui tous nos villages africains se dépeuplent de leurs taureaux ancestraux, quand vos modernes cités s'assimilent à des enclos pour bovins piqués aux hormones. De dérèglements hormonaux, tout autant que financiers, le comte Almaviva n'est-il pas gravement affecté ?
J'en faisais le constat chaque jour au Palais des Mirages, où des candélabres de cristal flattaient le teint des stars les plus spectrales autour d'une table féerique. Lady Gaga s'y pavanait au bras du roi Salomon, tandis que la reine de Saba se déguisait en Salomé pour se faire offrir sur un plateau la tête d'un Robespierre ou d'un Lénine dont la duchesse de Guermantes attaquait la dégustation en lui plantant son ombrelle dans les yeux, non sans se déclarer très favorable à mai 68 ainsi qu'à toutes les révolutions du monde Arabe.
Tête sur le côté, de l'autre côté. Mes yeux écarquillés de khôl clignotent au rythme de la transe aéronautique. Figure-toi que je viens d'inventer la perp walk dance, qui va faire un malheur dans les prisons américaines ! Ce prochain standard à la mode chez les prisonniers noirs détrônera d'autant mieux les ridicules contorsions imitées d'un Michaël Jackson, que sa célèbre moon walk prétendait s'attribuer un prestige lunaire désormais tout entier dévolu à Nafissatou Diallo. L'origine de cette nouvelle transe ?  Journaux et magazines l'ont popularisée ces dernières semaines aux kiosques de la place Jamaâ al Fna. N'as-tu pas vu la "marche de l'incrimination" ?
Je baisse la tête sur le côté, puis de l'autre côté, non sans un regard accablé vers l'objectif imaginaire. Tout est dans le jeu d'expressions, dont la gamme est infinie. Coupable angélique, suspecte victime. Quel retournement du sens des signes au royaume de Kapitotal !
Mais attention : défense d'interpréter ! L'interdit sur la signification du réel accompagne celui portant sur la négation de tout idéal au sommet de la pyramide sociale, quand entre ces deux pôles n'est plus autorisée que l'échelle graduée d'une pyramide séparant perceptions réales et valeurs idéelles. Aux extrêmes sont bannies toutes visions singulières et universelles, quand prolifèrent les conflits entre intérêts généraux et particuliers.
La dialectique n'ayant plus droit de cité, celle-ci est la proie de mille querelles opposant le public et le privé, l'individuel et le collectif, le personnel et le social - pour le plus grand profit de Kapitotal !
Toute expérience comme toute réflexion personnelles passent par un filtre qui en réduit la portée à un cliché communément admis. De sorte que ce qui excède ce cliché n'est plus même supposé exister. Cette mutilation des capacités perceptives et réflexives exige que soit transformé l'ancien homo sapiens en appendice de prothèses électroniques pourvues d'autant de fonctions artificielles que s'en délestent ses propres facultés de rêve et de mémoire : ceux-ci ne sont-ils pas des marchandises faites pour introduire au désir de toutes les autres ?  Ainsi créatifs et communicants, concepteurs et designers ont-ils remplacé l'artiste et l'intellectuel, pour faire en sorte que la marchandise enchante le monde et le mystifie mieux que ne le faisait le créateur de mythes. Ainsi le film en 3D tiré des aventures d'Harry Potter va-t-il remplir les stades planétaires, quand aucun Terrien n'a l'autorisation de voir Les Damnés de Visconti à la télévision. Ainsi, selon le sondage d'un magazine américain, l'artiste contemporaine la plus influente au monde ne peut-elle être autre que Lady Gaga.
Tête sur le côté, de l'autre côté. Mais surtout : troisième oeil directement branché sur l'au-delà de l'horizon.
Car l'ultime finalité de l'expérience humaine est la jouissance réelle, orientée par une quête infinie vers quelque étoile idéale. A défaut de cette quête authentique, la tour Panoptic et Kapitotal en négocient le succédané sous forme de fantasmes. La totalité de l'espace public s'engorge d'une bouillie d'images publicitaires et de slogans médiatiques servant de fond de sauce dans la grande marmite idéologique d'une époque. C'est ainsi que le duel entre le comte Almaviva et sa patronne du parti socialiste français pouvait être présenté comme une "finale de coupe d'Europe" dans journaux et magazines aux kiosques de la place Jamaâ al Fna.
Je laisse derrière moi l'Atlas et Marrakech où toi et moi nous avons conclu un pacte plus riche d'avenir que le coït électoral entre cette grenouille lubrique ayant voulu se croire une enflure moins provisoire que le boeuf de la fable et sa pintade rose gloussant d'avoir cru gober le peuple de gauche ainsi qu'un paquet d'asticots.
C'est que la conflictualité démocratique, jadis, consistait en l'affrontement de théories philosophiques disposant chacune de références puisées aux plus hautes sources de la pensée ; lesquels systèmes s'enracinaient chacun dans une praxis dont n'était pas douteuse la légitimité. C'est le stratagème contre-révolutionnaire Mai 68 - Mai 81 qui frappe de suspicion ce schéma, pour permettre l'avènement d'une bouillie dont prospère Kapitotal grâce à la tour Panoptic - noblesse et clergé d'un système qui combine au capitalisme le féodalisme d'Ancien régime et l'esclavage antique. Sous ce nouveau règne, praxis réelle comme idéalité théorique ont été versées aux eaux usées d'une civilisation.
Toute perception matérielle est donc filtrée par les écrans de la tour Panoptic. Aucune expérience initiale de l'amour n'est licite qui n'ait été précédée par la vision de mille images pornographiques. Ensuite, à coups de tweets sur l'écran du portable pour une éventuelle rencontre sur l'écran de Facebook, atteindra-t-on l'initiation ?
D'autre part, toute révélation de valeurs idéales est d'abord intuition d'une essence immatérielle : comment pourrait-elle échapper à l'industrie de l'opinion propagée par satellites et antennes paraboliques de la tour Panoptic ?  Aucun autre système de valeur n'est toléré que celui fabriqué par l'idéologie médiatique. Essaie de publier ton témoignage à propos de l'Union soviétique ! Depuis sa défaite, la régression mentale due à une domination sans partage de Kapitotal, encore accélérée par certain 11 septembre, entraîne un abrutissement de l'humain bétail tel qu'il ne puisse ni percevoir ni comprendre la catastrophe de l'exode rural ; telle qu'elle se vit dans le village de ma mère à Tamaroute. Aux deux extrêmes de la chaîne culturelle un même cataclysme : dans les champs comme dans les chants.
Ce qui était médiation - l'argent, les images - dicte à présent le sens d'origines et fins dernières. En désespoir d'orientation, le troupeau tend l'oreille aux abois des chefs de meute obéissant eux-mêmes à Kapitotal et sans cesse relayés par la tour Panoptic, pour hurler promesses identitaires, communautaires, sécuritaires...
Désengagée de sa fonction médiatrice, la sphère médiatico-financière alliant doxanthropes et ploutopithèques peut désormais s'arroger le pouvoir démiurgique, proprement démoniaque, de créér le réel !
Accentuant son avantage, le moyen devenu fin, que freinaient autrefois les substrats civilisationels concrets du terroir et que jugulaient certains impératifs moraux supérieurs, peut désormais revendiquer toute substance et toute essence, non sans réduire l'ensemble du rapport social à l'esclavage d'une dette qui serait jugée pour ce qu'elle est : une grotesque manipulation de signes, si le taureau de l'humanité n'était aveuglé par la muleta de ses maîtres... C'est donc un renversement de ce monde inversé que réclament la vache Amal et son veau Raja dans le village de Tamaroute.

Le taureau qu'elles attendent sera réel et idéal !

Elles n'ignorent pas la réclusion mentale des populations occidentales, cette aliénation nouvelle qui les réduit à l'état de bovins jadis promis à l'abattoir des guerres, aujourd'hui ruminant les images de celles-ci près de leurs mangeoires, par l'étrange lucarne Panoptic d'étables air conditioned appartenant à Kapitotal. C'était bien le sens profond de l'Animal farm imaginé par George Orwell - en quoi les habitués du Palais des Mirages croyaient pouvoir ne déchiffrer qu'une fable anticommuniste !  Le regard critique porté par l'auteur de 1984 sur son temps s'organisait au départ d'un ensemble de principes moraux élémentaires, dont il constatait l'effondrement ; qu'il regroupait sous l'appellation de common decency. C'est leur anéantissement qu'il signalerait aujourd'hui, s'il avait entendu comme nous que les appels à la décence lancés par les instances officielles ces derniers jours ne s'adressaient pas au comportement du comte Almaviva mais à celui de la Justice - voire même à sa victime !
Mieux que la plupart des humains, deux rouquines l'ont constaté dans un village africain : cette crise mondiale est d'abord une crise du signe (signifiant niant le signifié), c'est-à-dire aussi une crise de la représentation (les représentants niant les représentés), donc une crise de la médiation (le moyen terme niant ce qu'il est supposé relier).
Idéal escamoté, réel occulté, les représentations sont assignées à résidence dans un enclos à l'intérieur duquel seulement peut s'exercer le droit de parole. Plus de voix de l'ailleurs ou d'au-delà !  Rien de ce que je te révèle n'a donc la moindre chance de paraître dans quelque journal ou magazine que ce soit aux kiosques de la place Jamaâ al Fna. Sur mon aigle je baisse la tête vers le Nord, puis vers le Sud. Je poursuis ma perp walk dance en ayant quitté l'Atlas pour l'Atlantique...

Ma mère, quand j'étais petite, me lisait chaque soir "Elf lila wa lila"(Les Mille et Une Nuits).
L'histoire d'Ali Baba et des 40 Voleurs me faisait frémir. Heureusement, ces bandits ne pouvaient exister dans la réalité, même s'il m'arrivait d'imaginer qu'ils choisissent notre gourbi de Marrakech pour caverne. Avant de m'endormir, je les devinais parmi les ombres de la nuit. Si l'on m'avait dit que leurs larcins annuels représentaient 100.000 têtes de bétail, je n'en aurais plus dormi de toute ma vie. Fable impensable. C'est pourtant bien ce qu'ont amassé l'an dernier les 40 PDG français du CAC 40 : 100 millions d'Euros, soit cent mille taureaux. A raison de deux mètres par bête, un cheptel cheminant depuis l'Atlantique, en longeant l'Atlas, qui occuperait tout l'espace d'Agadir à Marrakech !
Pareille caravane dérobée par 40 voleurs en un cycle de la Terre autour du soleil : aucun conteur arabe n'aurait osé l'inventer. Pourtant, de nos jours, maint propriétaire du monde fait réalité de ce qui outrepasse toute idée de fiction, en dirigeant un troupeau qui fait plusieurs fois le tour de la Terre.
Combien nos temps sont lestés de souvenances lointaines !  Avant mon départ, j'avais cru bon de planter un théâtre de hasard, pour une féerie qui dirait le chant sphérique... Parce que l'Occident fait partie de mon être comme une part s'en dérobe à l'Orient, je voulais que la place Jamaâ al Fna fût un décor assez judicieux pour te faire revivre mon histoire. Quelle ténébreuse liberté que celle de mon adolescence !  Amoureuse du kif et de l'Internationale, je mêlais le plaisir à la méditation sur la guerre coloniale et la Révolution. Toute parole n'était-elle pas à réinventer ?  Bientôt, j'atterrirais en Belgique où je ne saurais trop comment me comporter dans la vieille cité catholique de Louvain. Timidité de colonisée ?  L'on tombe dans une telle ville comme on peut, non comme on veut. C'est alors que nous nous sommes rencontrés. Ne me révélas-tu pas toi-même qu'un jour je deviendrais ma propre prêtresse, au-delà de Louvain, ville quelque peu détestable qui nous volait notre parole à tous deux ?  Voilà pourquoi j'ai fait philo classique : il me serait toujours loisible de vous en remontrer dans le savoir sur vos racines oubliées. Au double langage officiel, j'opposerais une bi-langue des deux rives.
C'est ainsi que, quarante ans plus tard, je t'ai convoqué sur cette place que l'on peut appeler mon temple - non loin du Palais des Mirages. Depuis le minaret de la Koutoubia, j'officiais dans un culte inconnu des touristes. Ethnographe de l'Occident depuis quarante ans, je continuerais d'observer en jouant les règles de l'émigrée dans son propre pays, quoique déchue de toute origine identifiable au miroir furtif des regards.
Depuis l'enfance, ne me fallut-il pas d'autant plus me définir dans la vision du mythe primordial que j'aurais don de double vue ?  J'aimais fixer le soleil. Mon regard se mouvait dans la fantaisie prophétique. Les sept paradis et les enfers, Dieu et Satan, vie et mort. Je m'altérais dans les gouffres d'une lumière dont les rayons en spirales m'identifiaient à une constellation nocturne : la chevelure de Bérénice. En ce miroir naquirent les projections d'une mémoire zodiacale. Bérénice : l'ancien nom de la libyenne Benghazi, sur qui tombent mille taureaux de bombes chaque jour. Premier enjeu, bien sûr : les cent milliards $ de la Libyan Investment Authority déposés sur les comptes évanouis de Goldman Sachs : presque la dette entière de la Grèce...
Ni le comte Almaviva ni le prophète Josué ne réfutera ces mots d'un Dictionnaire amoureux du Judaïsme, signé Jacques Attali : « J'aime les histoires de ces juifs allemands devenus banquiers : Warburg, Rothschild, Lehman, Goldman, Sachs et d'autres. D'une grande exigence morale, ils sont soucieux d'éviter la lumière et la politique ». En deux phrases, l'essentiel de l'actuelle idéologie dominante est exprimé. Le peuple hellène est bien placé pour apprécier la "grande exigence morale" de Goldman-Sachs, qui dictait ses ordres au gouvernement grec pour maquiller ses comptes, quand dirigeait ce gang un certain Mario Draghi (que les milieux d'affaires viennent de placer à la tête de la Banque centrale européenne).
Ne te disais-je pas que l'on était dans tes romans ?  Puisque ne t'en est pas encore parvenue la nouvelle, qui devrait tomber ce prochain 16 juin - journée de Léopold Bloom, nommément désigné comme "fils de Moïse" par James Joyce - il me faut t'en avertir : Jérusalem s'est payé Athènes !  Sous les pressions de l'Europe, du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, la Grèce doit brader tout ce qu'elle possède, grâce aux stratagèmes de Jésus Evangelista, patron de la tour Panoptic. On estime l'ensemble de son patrimoine mobilier et immobilier (trois mille ans d'histoire) à 270 milliards $, soit deux ans de guerre américaine en Afghanistan. Une dette publique de bientôt 200 % du PIB, à des taux de près de 20 % : cette autre plaisanterie, qui aurait fait rire au temps de l'Union soviétique, s'impose comme une réalité plus tragique encore que les pires heures de dictature décrites par l'aède Atlas dans ton roman Ajiaco...
Shéhérazade, comme l'aède, est un être divinatoire qui connaît la dimension où passé et futur se confondent.
C'était donc dans un état second que j'avais franchi pour la première fois les murs du Palais des Mirages.
Aux yeux de cette aristocratie du plaisir, l'éducation et la santé du peuple, comme tous les autres services publics, ne devaient-ils pas obéir à une logique managériale, dès lors que dans le privé les actionnaires avaient repris les rênes d'un pouvoir quelque temps concédé aux managers ?  Ils étaient les acteurs de leur propre comédie. Les rumeurs de la médina, le souffle de l'Atlas rythmaient avec la voix du muezzin l'accompagnement musical d'un théâtre où la solennité des masques n'était jamais qu'une bouffonnerie de plus. Mais sous couches de fards et masques pittoresques, je voyais se profiler une figure de légende : celle d'un Drieu la Rochelle qui eût mis ses talents au service du Mossad pour s'en aller faire le feu follet en Libye , se demandant comment aurait agi James Bond à sa place et résolu de titrer sa prochaine oeuvre : L'année dernière à Islamabad.
Il ne manquait pourtant pas grand chose au prophète Josué pour justifier l'étiquette d'écrivain. Son visage accrochait depuis plus de trente ans la lumière, sa voix n'était pas repoussée par les micros, tout magazine accueillait sa prose avant qu'elle fût écrite. Peut-être le talon d'Achille se trouvait-il dans un anxieux leit-motiv : « Qui sait ce que l'on retiendra de nous ? »
Quand on rencontre l'histoire, le sait-on ?  Je fus une adolescente hantée par l'image du père expulsé de lui-même, dans une dépossession doublement mutilante. Sa fille n'était peut-être pas de ses oeuvres, comme sa terre ne donnait que des fruits bâtards. Non pas que la notion - toujours sacrée - de l'Etranger fût en cause ; mais celle de cet intrus-là, raciste et violenteur. Quant à la mère, comme la terre, elles n'étaient fécondes qu'à raison de ce maître et seigneur-là : tout puissant. C'est ainsi qu'ils semèrent leurs tabacs là où de tout temps nous les Berbères cultivions des plantes vivrières ; c'est ainsi qu'ils accumulèrent d'immenses fortunes au négoce du bois, dévastant contre des salaires de misère nos plantations forestières. L'un des riads voisins du Palais des Mirages était précisément passé entre les mains du rejeton de l'un de ces esclavagistes. Rendrais-je public le fait qu'il s'agit du bien surnommé prophète Josué ?  Ce ne serait plus le jugement expéditif d'un légionnaire qui me ferait taire, mais le tribunal de l'Europe entière !  Je serais vite accusée d'être complice du plus monstrueux crime de l'Histoire, si j'avais bien compris ce qui se tramait derrière les murs du Palais des Mirages...
Evanescentes seraient donc sous la contrainte mes célébrations incantatoires. Que peut la voix d'une fille de dépossédé - même et surtout si possédée par quelque djinn - face aux armées d'un Occupant dont la puissance guerrière est démultipliée par la pleine jouissance usufruitière des Droits de l'Homme ?
Auraient-ils vocation de stériliser toute parole humaine en inversant le sens des mots, l'enfant fertile n'est pas morte en celle qui verra toujours pointée sur elle un fusil-mitrailleur, quand bien même celui-ci débiterait-il des chapelets d'oraisons bibliques, ses commanditaires n'ayant plus à la bouche que responsabilité de protéger les populations civiles au nom des plus hautes valeurs démocratiques...
C'est dans ce contexte qu'éclata l'Affaire, ainsi que titrent les gazettes acquises à la cause du comte Almaviva, suggérant de manière subliminale un rapport avec l'affaire Dreyfus. N'a-t-elle pas déjà le mérite historique d'un symptôme, susceptible de faire exploser à l'échelle mondiale ce que Marx avait appelé La Question juive ?  (Ouvrage banni des rayons des librairies depuis l'avènement de Kapitotal et de la tour Panoptic.)
Le moment semble donc venu de résumer la situation pour ceux qui dans vingt ans m'écouteront en te lisant, quand auront été retournées les pierres au-dessus des cloportes qui gèrent la parole et l'écriture publiques...
Une domination planétaire de Kapitotal (aristocratie financière) s'exerce grâce au contrôle des cerveaux réalisé par la tour Panoptic (clergé médiatique). Est-ce un hasard si celle-ci use d'outils comme chaînes et canaux pour verrouiller et canaliser les esprits ?  Cet imperium inédit ne va pas sans destruction de toute communauté au profit du marché ; sans soumission de toute universalité au règne absolu de l'argent ; sans promotion de la valeur d'échange au rang de transcendance divine. Il s'ensuit un engorgement de marchandises humaines dans le mirage des villes, corollaire de l'exode rural.
Jamais tu n'avais vu manifestation plus brutale de cette soukisation du monde qu'en ces quelques kilomètres séparant la banlieue populeuse et surpeuplée d'Aourir (vivier de main d'oeuvre bon marché pour l'opulente vitrine touristique d'Agadir) - du village dépeuplé de Tamaroute. C'est là que le Très-Haut vous enjoignit, à Michèle et à toi (l'idée vient plutôt d'elle), au vu d'un cirque de montagnes vierges et de sa rivière baignant une vallée de palmiers sauvages - où vous offrirent le thé, le miel et le meilleur pain du monde quelques contemporains de l'âge édénique - ; c'est là qu'Allah vous enjoignit de poser la question : « Vous n'avez plus de vaches ? »
Et c'est à ce constat que, nonobstant toutes vos connaissances abstraites et toutes vos expériences concrètes héritées de mille livres et d'autant d'aventures sur tous les continents, c'est là que tout vous devint clair.
Le véritable travail du compte Almaviva (lapsus calamae dont je ne supprimerai pas la trace), consiste à faire en sorte que des milliers de taureaux tombent chaque jour sous forme de bombes sur l'Orient, dans le temps même où ils ont déserté les millions de villages africains pareils à celui de Tamaroute. Pendant ce temps, les bovins occidentaux ruminent leurs bouillies audiovisuelles.

J'aurais à m'inventer une extase matricielle inouïe dans le chaos verbal de ce théâtre d'ombres, ceint d'infranchissables murailles et planté d'essences rares, qu'était le Palais des Mirages.
N'y déblatérait-on pas, jour et nuit, des grands principes et des hautes valeurs dont le viol pur et simple assurait la continuité de notre esclavage, les masques des maîtres produisant en outre au bord d'une piscine les discours nous réduisant au silence au nom d'un idéal humanitaire ?
Si leur bagage idéologique s'alimentait à la source d'une très vaste bibliothèque, et si leurs babils s'agrémentaient de maintes références livresques, j'étais bien placée pour savoir, à lutter chaque jour contre la poussière qui les ensevelissait de sa gangue, en quel désolant exil se trouvaient chez eux les ouvrages d'Homère ou de Dante aussi bien que ceux de Shakespeare ou de Goethe. C'est ainsi que je suis tombée sur la citation - très probablement scandaleuse à leurs yeux - que tu prendras peut-être le risque de placer en exergue de ce texte, une fois mis en forme les mots que je te livre depuis l'Atlantique. N'est-il pas sidérant que ce West-ötlicher Diwan, publié en 1819, ait été ce qui poussa Hegel à étudier le monde oriental, ce dont il fait mention dans sa Philosophie de l'Histoire ?
S'il n'est guère prudent de se référer à Goethe aujourd'hui, ce n'est pas uniquement pour ce qui, dans son Diwan, suffirait à jeter bas le décor de clichés en carton-pâte mis en scène par la tour Panoptic dans sa croisade quotidienne contre la culture islamique. Cette hypothèse traversière de dialogue entre Orient et Occident contient aussi l'esquisse d'une issue à ce que j'appellerais la fatalité Méphisto, génialement entrevue dans Faust. Ne vient-on pas de découvrir, aux tréfonds de la Terre, une espèce de ver dont la science n'imaginait pas, jusqu'à hier, la possibilité même de l'existence, auquel fut donné le nom d'Halicephalobus Mephisto, en référence à Méphistophélès, "celui qui n'aime pas la lumière, le maître de l'inframonde" selon Goethe...
Or, celui-ci ne vient-il pas d'encore nous faire signe par son chêne planté à Weimar, non loin de Buchenwald - qu'avait évoqué maintes fois Jorge Semprun - rappelant ce dernier au moment du procès d'Almaviva ?  Comme pour signaler quel abîme sépare, au sein de la social-démocratie libérale, un des derniers héritiers de la grande culture bourgeoise européenne et le personnel de la tour Panoptic...
De livre en livre ainsi je suis tombée sur une Divine Comédie qui révélait rien moins que le secret de ce monde. Le pouvoir mondial de Kapitotal dominant une pyramide sociale qui n'est plus animée par aucun idéal : c'est ce qu'avait préfiguré Dante !  Une anthropologie ressortissant à la régression animale : antennes capables de neutraliser à distance n'importe quelle proie, tout en s'emparant de ses esprits, de sorte qu'il ne reste à cette proie d'autre choix que de s'assimiler, de gré ou de force, à la carapace blindée, pourvue de mandibules aux crocs voraces ainsi que des griffes et des pinces les plus puissantes nécessaires à déchiqueter tout ce qui vit pour en extraire le suc, non sans regard hypnotique et langue dotée d'un poison foudroyant, gueule crachant le feu : c'est l'image de l'actuelle domination planétaire qui s'impose, au Chant XVII de L'Enfer :

                                            « Voici venir la bête à queue aiguë,
                                            qui passe les monts, qui brise armes et murs,
                                            voici celle qui infecte le monde !
 »

Mais le portrait serait incomplet s'il n'était pas en outre affirmé de cette puissance à la "hideuse image de fraude" :

                                            « Sa face était celle d'un homme juste,
                                            tant elle avait l'apparence bénigne,
                                            et le reste du corps était d'un serpent...
 »

Pourquoi donc cette vision fantastique élaborée par un aède voici sept siècles était-elle plus réelle que le simulacre spectral quotidiennement fourni par la tour Panoptic ?
Je n'étais pas au bout de mes surprises, redécouvrant des pans entiers de la littérature mondiale, rafraîchissant ainsi les connaissances bien oubliées que j'avais pu acquérir à Louvain. Ce me fut une grande joie de me rappeler combien, à l'époque de Goethe, foisonnaient études et réflexions sur les origines orientales du monde occidental. Ce que l'Europe de l'esprit nommait Aufklärung rejetait alors, au nom de la raison, le tissu de superstitions judéo-chrétiennes dominées par un Dieu justifiant le massacre des peuples par les tyrannies d'Ancien régime. Ce mouvement n'allait pas sans son corollaire, offrant à l'imaginaire liberté de se déployer dans les territoires inconnus qu'explore le premier romantisme. Novalis n'en appelle-t-il pas à retrouver un paradis terrestre dont vous avez découvert une trace dans le village de Tamaroute ?
Cette existence agreste et contemplative d'Omar, d'Abdelkrim et de leurs familles telle qu'elle se perpétue chez les Berbères depuis des temps adamiques, où s'harmonisent encore l'essence et la substance du monde, sa destruction n'est-elle pas programmée par Kapitotal et la tour Panoptic ?  Et comment s'y prendre sinon en recourant à l'idéologie biblique, celle de la Chute suivie par une fatale reddition à ce qui fait office de transcendance divine : le marché néocapitaliste...
Vois leurs têtes secouées en cadence, à ces gamins casqués de gadgets Panoptic plus misérables encore que leur pauvreté sans remède, qui t'entourent dans la téléboutique chez Cyberyacine.net !
Ainsi me suis-je autorisée à penser que les premiers empires coloniaux s'imposèrent aux peuples arriérés par la supériorité culturelle de leurs valses, boléros et autres menuets. Que pouvaient contre eux les musiques des sauvages et des barbares, même si elles avaient un rythme capable d'envoûter les femmes ?  Progressivement s'insinuèrent donc les sons nègres dans ce qui faisait danser les empires occidentaux. Le swing du jazz devint signe d'excellence et de distinction très civilisé. Mais il n'avait pas de quoi séduire la masse des esclaves colonisés. C'est avec le rock, et ses sous-produits électroniques industriels, que l'on passe à la domination culturelle totale.
N'importe quel grésillement binaire sur un téléphone portable offre au sous-prolétaire du poor world à la fois l'illusion de participer au banquet de la consommation globale et de posséder le rythme qui vient des tripes mêmes de la tour Panoptic, obéissant au doigt et à l'oeil sur sa machine de poche aux injonctions libertaires de Kapitotal.
Il reste quelques villages - comme Tamaroute - où ce bruit névrotique n'a pas encore fait tourner le lait des vaches. D'une vache, faudrait-il dire : en un mois - depuis le 10 mai - beurre et leben produits par Amal sont ce que dans ta vie tu as jamais goûté de meilleur : une substance laitière d'essence musicale.

N'est-ce pas que Kapitotal et la tour Panoptic portent en eux l'accomplissement du schéma biblique, scindant l'humanité entre un clan destiné à la Terre promise et une majorité vouée à la géhenne ?  La négation d'abord de toute esthétique, puis de toute éthique, enfin de toute politique est dans cette scission binaire de l'essence humaine. Niant le réel, elle exclut le véritable idéal, y substituant un ersatz n'ayant de cesse de maquiller des intérêts particuliers sous le masque du général, voire de l'universel !  Ne reste qu'un fantôme d'idée de la justice et de la vérité faisant son office hebdomadaire dans toutes les chroniques des magazines aux kiosques de la place Jamaâ al Fna. Cette sphère idéelle où nul n'est censé méconnaître la dernière "petite phrase", mais où tous ignorent Homère, Dante, Shakespeare, Cervantès, Goethe et Pouchkine - est celle sur laquelle règnent le comte Almaviva et le prophète Josué. C'est en même temps un monde réal plutôt que réel, celui où tous les êtres et tous les objets sont affectés d'un indice idéologique immanent, qui dans les esprits se substitue aux perceptions originelles comme aux interprétations de l'imaginaire singulier. Cet indice immatériel - mythique !  - entourant les marchandises ne réfère-t-il pas toujours à une Terre promise, dont les agents de la Kulturindustrie seraient le personnel angélique ?  A l'inverse, tout regard critique menaçant d'éclairer l'ensemble du stratagème, ou toute vision réellement mythique - celle de ton aède grec par exemple - ne peut attirer sur elle que les damnations de la géhenne.
Sort hautement revendiqué par toute vraie création littéraire, en accord avec l'authentique pensée juive qui, de Maïmonide à Walter Benjamin, en passant par Karl Marx et Spinoza, s'inscrit en faux contre ces escroqueries de valetaille idéologique. Ce dernier ne s'était-il pas insurgé contre la communauté juive de son époque, jusqu'à s'en faire exclure pour « injure aux dirigeants de la communauté » ?  Comment ne pas s'associer à la bombe intellectuelle d'une philosophie qui, dans l'anonymat requis par son courage même, fit exploser le système des Eglises et des Princes ?  Dénonçant la Torah, donc se mettant au ban de toute reconnaissance publique, Spinoza meurt sans avoir vu la publication de son Ethique, trois siècles exactement avant que l'opération publicitaire des "Nouveaux Philosophes" ne soit lancée sur le marché de Kapitotal, grâce aux projecteurs de la tour Panoptic.
Mais le Herem (interdit) pèse toujours sur Spinoza chez les grands rabbins de Jérusalem...
Trois siècles ; trente ans. Quelle révélation biblique peut-elle donc être tirée de l'Affaire ?
L'Eternel, instrument zélé des sacerdotes illustrés par le prophète Josué, reçut comme fonction d'ordonner une colonisation brutale n'allant pas sans massacres justifiés. Ce sera l'humiliation vécue par les populations sans Verbe du Moyen-Orient, victimes séculaires de ces marchandages avec l'au-delà, qui provoquera la révélation prophétique et l'islam. Si le Coran demeure un texte explosif, c'est d'abord en raison de la virtuosité verbale dont il fait preuve, poussant la langue arabe à des sommets toujours inégalés. Ce n'est ici le lieu ni le moment, survolant l'Atlantique - abîme que mes ancêtres n'eurent ni l'audace ni le génie de franchir - d'explorer les raisons pour lesquelles s'éteignit l'épopée d'Al Andalus, autorisant la reconquête chrétienne et juive à découvrir sa nouvelle Terre promise d'Amérique.
Le schéma biblique traverse donc les siècles et s'épanouit définitivement depuis 1948. L'occupation brutale de la Palestine est à nouveau légitimée par l'Eternel, comme à l'époque où Il justifiait le massacre des Cananéens. Mais n'est-ce pas au risque d'une interprétation délirante ?  Au nom de la vocation messianique d'une tribu qui aurait reçu l'onction divine, chacun de ses membres est réputé s'identifier à la totalité de l'Etre, l'étranger à ce pacte se voyant ontologiquement rejeté dans le néant. Cette coupure théologique ne cesse d'alimenter mille phénomènes d'exclusion réciproque, dont prospèrent les marchands d'armes appartenant à la tribu...
N'est-ce pas dans le registre du délire le plus démentiel que s'oriente la terreur des prétoires à crinière argentée qui défend le comte Almaviva ?  Que ce Little Big Man (sosie d'un célèbre écrivain belge) juge bon d'emprunter une voie que le pire malade mental - toi, par exemple - n'aurait pas suivie, mérite un diagnostic approfondi. Sa déclaration liminaire : « Je ne pense pas du tout que mon client soit coupable des faits qu'on lui reproche, et je peux vous prédire qu'il sera relaxé », nous offre un éclairage irremplaçable sur ce complexe noeud psychotique inséparable de la Question juive, où déni du réel et affirmation transcendantale de son bon droit, quel que soit le crime commis, se justifie de liens exclusifs avec une divinité prodiguant à l'Elu des dons prophétiques.
Comment ne pas voir des liens plus intimes entre Ezechiel et Muhammad, Ibn Rushd et Maïmonide, Spinoza et Shakespeare, Goethe et Heine, Walter Benjamin et Bertolt Brecht, qu'entre tous ceux-ci et les dirigeants de tous les apartheids coloniaux et racistes, qu'ils arborent étoile de Goliath ou de David ?
Ce qui explique à mes yeux que ce furent des intellectuels juifs, d'une probité spirituelle héritée des plus hauts sommets de l'exigence éthique manifestée par les prophètes pour dénoncer l'hypocrisie des pouvoirs temporels (« Malheur à vous qui annexez maison à maison, qui ajoutez champ à champ sans laisser un coin de libre, et prétendez vous implanter seuls dans le pays ! », Isaïe 5, 8-9) - qui perçurent le mieux l'injustice morale et les supercheries mentales intrinsèques au capitalisme.
A l'inverse, hors d'une telle disposition critique, ce sont des employés aux écritures juifs qui assurent au mieux les subterfuges apologétiques d'un tel système. Une perversité complète est atteinte en cas de confusion des deux catégories. Le prophète Josué en est le paradigme : publiant L'Idéologie française, il feint d'emboîter le pas conceptuel de Marx, tout en s'activant à discréditer celui-ci avec d'autant plus de cynisme que le dispositif idéologique dominant, dont il est une pièce maîtresse, a rayé des mémoires aussi bien L'Idéologie allemande que... La Question juive !
Tout cela, bien sûr, ne fut rendu possible que par le stalinisme, "despotisme oriental" guère différent de la dictature esclavagiste exercée par un Hérode ou un Salomon, mais aussi par les actuels autocrates islamiques. La monstruosité spécifique du stalinisme (qui ne peut en aucun cas résumer l'ensemble de l'épopée soviétique), fut de feindre d'appliquer la pensée de Marx, tout en assassinant sa dimension prophétique, laquelle était d'autre part moquée par tous les autres courants de la gauche, au marécage desquels émargeait le comte Almaviva.
Quel souvenir je conserve des petits bureaucrates qui régissaient les groupuscules gauchistes à Louvain ! ...
Je viens d'apprendre qu'un macaque rose du nom de Louis Tobback, actuel bourgmestre de la ville universitaire où nous nous sommes rencontrés, ne comprendrait pas la révolte en Europe des jeunes qui s'indignent contre la soumission des sociaux-démocrates aux ordres de Kapitotal, cet ancien chef de la police arguant du fait que les politiques dites libérales seraient pires. Je crains que le goulag était un club de vacances trop luxueux pour le sort que mériterait cette engeance n'ayant cessé d'assassiner Jaurès et Rosa Luxembourg, incapable qu'elle fut d'apporter la moindre réponse au fait que Napoléon V ait pu se réclamer de Gramsci, qu'ils n'ont jamais lu. Du point de vue de ceux qui gèrent ouvertement Kapitotal, celui-ci représente bien l'universel. Mais d'un point de vue "socialiste", comment s'étonner des hurlements d'une jeunesse prise entre les crocs d'un piège qui ne leur laisse d'autre alternative que le suicide ou le crime, si tout espoir d'universalité réelle au-delà de l'horizon capitaliste leur est interdit, par cette race d'anthropopithèques roses dont le comte Almaviva constituait le plus emblématique spécimen ?  Pour un regard objectif, le scandale n'est donc pas que celui-ci soit apparu avec des menottes à la télé, mais qu'il ait pu courir en liberté !
Dans l'état de liquéfaction où elle se trouve - ne pouvant certes pas prétendre au statut aquatique de l'océan -, la substance de cette gauche est désormais celle du marécage, ou de la bouillie. L'humanité réduite à l'état de capital variable sur des organigrammes que nul n'est supposé mettre en question, le fatum kapitotalicum pesant sur elle rend, par comparaison, châtoyant de liberté ce qu'on avait pu nommer fatum mahometanum. Sous la tutelle d'une dette qui n'apprécie ni pouvoirs ni services publics, les peuples se tournent vers un ailleurs introuvable, car désormais nulle part et partout, tout au-delà métaphysique aussi bien qu'historique s'étant volatilisé, sans que subsiste rien du paysage autrefois familier. La vie de chacun combine ainsi les cauchemars d'un gigantesque chantier faisant s'écrouler à vue les anciennes demeures, avec promesse que les générations futures seront incapables de rembourser l'abominable tour devant en résulter, qui de toute manière appartient aux marchés financiers. La pyramide sociale ?  En bas, l'on trime pour payer la sépulture d'un invisible pharaon dont la momie ne sera jamais vue car ses grands-prêtres sacrifient à un culte plus secret dans ces nouveaux temples de la démocratie que sont les agences de notation. Les oracles en sont d'autant plus irrévocables que le clergé qui provoqua la crise fut assisté par l'Etat grâce aux taxes et dîmes des esclaves contraints à des saignées qui rembourseraient les hémorragies précédentes. En résumé : tout ce que Lénine explique dans L'impérialisme, stade suprême du capitalisme... en pire !
Qui veut encore se souvenir du fait que la précédente crise du capitalisme n'avait pu se résorber grâce à des programmes sociaux que par l'existence de l'Union soviétique ?  Bien sûr, il n'est qu'une opinion sur la question: celle de Kapitotal et de la tour Panoptic - de l'ultragauche à l'extrême-droite. Mais si l'anéantissement de l'Union soviétique marque l'avènement du néocapitalisme, c'est précisément parce que ce capitalisme d'Etat en était une alternative. Ce qui, pour affecter peu la torpeur bovine d'une middle class occidentale rendue aux arguments du prophète Josué sur l'inconfort du Goulag, correspond à une catastrophe pour ce qu'on nommait Tiers-Monde.
Depuis lors, pas un pays n'échappe à la progressive résolution de ses antagonismes politiques en guerre civile plus ou moins déclarée. Partout se sont évanouies les catégories de la dialectique et de la médiation, donc du devenir, qui vertébraient jadis vaille que vaille une civilisation. Les employés de la tour Panoptic s'extasient sur des chiffres en provenance du monde pauvre attestant l'excellente vitalité d'économies dites "émergentes". Mais en fonction de quels critères, sinon ceux de Kapitotal ?  Pour ce dernier, le monde n'est plus en crise, dont la richesse a connu l'an dernier une croissance proche de 10 %, pour se chiffrer à près de 100.000 milliards $, dont 87 % détenus par des ménages ayant plus de 100.000 $ de patrimoine. En établissant une moyenne, devraient vivre dans un village de cent personnes comme celui de Tamaroute quelque 2.000 têtes de bétail ; or, il n'y en a que deux, depuis le 10 mai dernier : ni Amal ni Raja ne me démentiront.
Je m'adresse donc au "Taureau en vermeil" du XVIIe siècle, d'une valeur de 300 taureaux en chair et en os, (acquis parmi d'autres lots d'un montant total avoisinant 20.000 taureaux, lors d'une vente aux enchères de la collection Yves Saint Laurent / Pierre Bergé, par le dictateur de la Guinée équatoriale, d'où provient Nafissatou Diallo, l'ensemble ayant été payé par la Société d'exploitation forestière de ce pays producteur de pétrole) -taureau en vermeil qu'en vertu des lois du vaudou doit atteindre ma voix dans quelque palais présidentiel de Conakry. Taureau en vermeil, dis-moi pourquoi l'enquête visant d'innumérables sociétés mafieuses aux mains de ton dictateur de propriétaire, ami de Napoléon V aussi bien que du comte Almaviva, vient d'être stoppée par le procureur de la République à Paris, sur ordre du ministre de la Justice, lui-même obéissant à l'Elysée ?  (Au passage, la Bentley Continental Flying Speed, acquise récemment par le dictateur du Gabon et ami de la France, est-elle du même modèle que celle avec chauffeur dont use couramment en France le prophète Josué ?  La Porsche Panamera turbo dont s'est rendu propriétaire le dictateur du Congo-Brazzaville correspond-elle à celle du conseiller du comte Almaviva ? ) Tes réponses éclaireront l'avocat de Nafissatou davantage que tous les bavardages des magazines qui - quoi qu'on en dise - ne varient guère de New York à la place Jamaâ al Fna... Puisqu'aucune enquête n'est autorisée sur la shoah perpétrée par Kapitotal en Afrique, avec la complicité de la tour Panoptic. Laquelle a décrété régimes criminels seuls ceux se réclamant du socialisme, dont celui de Sékou-Touré - que Nafissatou jamais n'aurait été obligée de fuir, pour un esclavage en Amérique.
Car si l'on appliqua des critères de confort occidental à la condamnation du drapeau rouge en Afrique, c'est une tolérance de kapo mafioso que l'on réserve à ce camp de la mort à ciel ouvert, où des millions d'hectares - dont en Guinée - sont déjà la propriété de multinationales y produisant des agrocarburants pour bagnoles des pays riches, accroissant encore la flambée des prix alimentaires. Ces immenses terres sont acquises par des baux de cent ans, pour des loyers dérisoires, les contrats prévoyant un accès gratuit et prioritaire à l'eau. Dépossédés de tout par leurs propres gouvernements sont donc les habitants de ces pays, littéralement sommés de disparaître. Comme le fit Nafissatou Diallo, dite Ophelia, revenante à New York.
J'avance ainsi une hypothèse. Le moment soviétique de l'humanité fut un moment comparable à Al Andalus, mais aussi à Carthage ou à Troie. Ce sont autant de membres morts tombés de l'Histoire, qui ne cesseront jamais de vivre dans sa mémoire une existence fantomale. Ces spectres mémoriels correspondent à un rêve éternel.
Jamais la civilisation occidentale ne brilla de tels feux que lorsqu'elle s'embrasa de son ombre orientale haïe, combattue, vaincue, refoulée - qui n'en continue pas moins de la hanter comme un double immortel.

J'aimais donc fixer le soleil dans la vision du mythe primordial où j'avais don de double vue. Mon regard se mouvait dans la fantaisie prophétique. Les sept paradis et les enfers, Dieu et Satan, vie et mort. Gouffres d'une lumière dont les rayons m'identifiaient à une constellation nocturne. En ce miroir, une mémoire zodiacale me rappelle combien l'humaine réalité n'a de sens qu'animée par un idéal de vérité. C'est autour de l'axe du vrai que peuvent s'organiser les critères du beau et du juste pour former la triade qui, depuis les prophètes bibliques, en passant par la philosophie socratique et le message évangélique, irriguera l'islam puis les pensées critiques propres à la modernité - pour constituer l'ultime finalité de l'humanité.
C'est ce qu'il est donné de voir à qui fixe le soleil, survolant l'Atlantique sur un aigle de l'Atlas.
Ainsi le réel s'accouple-t-il à l'idéal moyennant des principes transcendant toute contingence. Ainsi l'esprit donne-t-il sens à la matière - comme l'essence à la substance -, dans une relation conflictuelle où les pôles sont dialectiquement complémentaires. Ainsi des normes universelles peuvent-elles s'imposer aux modalités individuelles, comme l'intérêt général et le bien public aux appétits privés et particuliers - pour autant que le pôle "idéal" n'abuse pas de sa position dominante (et ne nie, ce faisant, sa dialectique constitutive), écrasant l'inaliénable singularité de chaque être. Car celui-ci, dès lors, si dépourvu serait-il de toute éminence dans une hiérarchie sociale falsifiée, par la dialectique même du réel et de l'idéal, se trouverait investi des légitimités intellectuelles et spirituelles faisant défaut à ce qui n'imposerait plus sa loi que par usurpation. Telle fut la logique de toutes les révolutions porteuses d'aspirations démocratiques : retrouver la dialectique du réel et de l'idéal, animée par une force ascensionnelle vers la suprème finalité du vrai, du juste et du beau. De sorte qu'est évidemment renversée l'actuelle pyramide sociale ayant eu pour caractéristique un axe vertical ouvert sur l'idéal, aux yeux de qui fixe le soleil sur un aigle de l'Atlas au-dessus de l'Atlantique !
Son prétendu sommet, ne devant sa domination qu'à l'injustice et au mensonge, comment ne se condamnerait -il pas lui-même à occulter ce qui faisait la grandeur culturelle de toutes les classes au pouvoir dans le passé ?  Comment serait-il encore capable de lire Shakespeare et Goethe ?
Lorsque j'accomplissais ma tâche quotidienne, époussetant leurs livres au Palais des Mirages, auraient-ils été capables d'imaginer que je connaissais Dante et Shakespeare, Cervantès et Goethe, tout écrivains qu'ils se prétendissent ?  Impossible !  Et cette stérilité de leur imagination, à ces seigneurs des émissions littéraires télévisées, ne me paraissait pas sans rapport avec le fait qu'ils auraient réellement tremblé si Hamlet, Faust, Quichotte ou le Commandeur en personne s'était brusquement incarné devant eux. Pauvre Almaviva !  le destin voulut qu'il tombât sur Ophelia !  Oui, je crois que la bibliothèque, au Palais des Mirages, était un rempart matériel contre son contenu vivant, comme leur est une protection l'Atlas contre l'Atlantique...
Chant mystique en mal d'infini, ma tapisserie de paroles est tentative de trouver le rapport entre révélation prophétique, spéculation philosophique et intuition poétique. Deux fois déjà je crois avoir posé la question : quelle révélation biblique dans l'Affaire ?  La spéculation ne devrait pas être en reste. Si le libéralisme économique mis en oeuvre par Kapitotal s'avère une catastrophe pour l'humanité, sa puissance idéologique tient bon grâce aux propagandes humanitaires de la tour Panoptic. Mais comment se fait-il qu'ils contrôlent à ce point la dimension de l'avenir ?
Ainsi Jacques Attali fait-il de Shylock, le Marchand de Venise, « un personnage magnifique, respectable à tous égards », qui « fait l'apologie de la finance utile et des droits de l'homme » !
De même, Goldman-Sachs & Co sont-ils des paradigmes d'"exigence morale" à condition de n'être pas pris en flagrant délit. Grâce aux verbiages publicitaires qui empruntent son prestige à la spéculation philosophique, les gangs mafieux de la spéculation financière maintiennent en réclusion mentale des populations voyant depuis leur enclos passer d'un regard bovin les trains de réformes politiques promettant de leur tanner toujours plus le cuir à vif.
C'est qu'il n'est plus autorisé de spéculer intellectuellement sur les conditions d'un autre futur.
Nietzsche est à cet égard leur grand idéologue, précurseur en la réfutation de tout idéal comme négateur de la "tyrannie" ou du "pouvoir aveugle du réel". Son effigie trône sur tous les autels aux temples de l'idéel, comme le délire de l'Übermensch fonde une vision réale du monde. Jamais l'avocat du comte Almaviva ne me contredirait, lui qui ne trouverait chez aucun bouvier des cerveaux meilleur plaidoyer pour faire acquitter son client que chez l'auteur d'Ecce Homo. Foin de moraline bonne pour les esclaves, il est une race de maîtres à qui tout est permis !
Un nouvel Übermenschisme règne, en toute connivence avec Sion, traitant en lie de l'humanité cela même qui l'élit au pouvoir depuis l'alliance historique entre Ronald Reagan et Jean-Paul II. Un darwinisme social qui ne dit pas son nom (force brutale d'une "élite" ayant par droit "divin" la justification "morale" de ne s'embarrasser d'aucun scrupule pour faire valoir sa "supériorité" naturelle) assure le liant de ce brouet servant de fond de sauce à la marmite sociale, où l'os à moelle de l'Etat se doit d'être désintégré - sauf pour ce par quoi il peut servir de trique. Grâce à la "démocratie des seuls êtres supérieurs" prônée par la très nietzschéienne Ayn Rand dans sa célèbre Vertu d'égoïsme (nouvelle Bible de Washington à Tel Aviv), nul animal du vil troupeau n'est plus supposé capable d'envisager un point de vue global tel celui de l'aède. Ni d'analyser, ni seulement d'observer comment l'anomie des milieux financiers depuis trente ans fit du crime organisé le véritable gouvernement de la planète. Ni de scruter la manière dont une dogmatique dérégulation des marchés fut intrinsèquement criminogène. Ainsi fraudes et malversations en tout genre purent-elles essaimer, depuis le sommet de la pyramide sociale jusqu'à ses tréfonds, qui ne connaissent plus d'autre modèle. Mais quand les projecteurs de la tour Panoptic se braquent sur quelque délit de la banlieue, continuent de flamber les scores de la pègre dirigeant Kapitotal. Ce que dénonceraient Job ou Ezechiel, Jérémie ou Isaïe...
C'est pourquoi j'apporte cette pièce à conviction pouvant servir de preuve à Nafissatou Diallo, dite Ophelia, femme de chambre musulmane au Sofitel de New York. Elle tient en ces quelques pages impubliables, qui s'intituleront Cri d'une prophétesse en colère et commenceront par ces mots :
Quand au sommet paie le crime, dans les bas-fonds noblesse oblige.

Demeure des signes fut l'aigle qui m'emporta, car il connut l'oiseau nocturne d'Athèna, victime de la fausse colombe hiérosolymite. Ma danse mystique a pris fin qui depuis l'Atlas me fit traverser l'Atlantique, et toute l'histoire me revient au fond des entrailles de la Ville des Villes.
Qu'il soit donc dit que cette fable remonte à Babylone. Dans ces lointains du fleuve au-delà du désert, de toute éternité la porte était Bab. Quand elle ouvrit sur "El" au plus haut du ciel elle devint Babel, promise à mourir perdant ses ailes vers El (dont le pluriel fut Elohim, aux origines de la Genèse); ou Al : ce qui est le plus haut du ciel, bismillah ! (Si le même "El", employé comme suffixe dans les langues protosémitiques, désigne la divinité suprême, le nom ismaël - fils d'Abraham engendré par sa servante Agar -, ancêtre symbolique des peuples arabes, signifie étymologiquement "qui écoute El", tandis qu'Israël me semble, d'après sa racine, renvoyer à l'idée d'attachement captif - peut-être en rapport avec Babylone ?)
J'y fus aimée par Gilgamesh - héros mythique - non moins qu'en Egypte par Osiris et par Hector en Troie, donc chantée par Homère sous un nom de code signifiant moins la guerre avec les hommes que celle à leur égal : Andromaque. Puis les Perses m'enluminèrent et les Hébreux s'emparèrent de ma légende pour quelques-uns de leurs mensonges attribués à Moïse. Il reste encore de moi certains mots du Christ consignés dans l'Evangile de Marie : "D'abord, il y a le pneuma, puis la psychè, mais entre les deux il y a le noûs". Comprenne qui voudra. Voilà donc de quels rêves me berce le métro new-yorkais, tandis qu'ayant laissé mon aigle à un parking je me dirige vers la station Wall Street. Ce n'est pas sans une sensation d'éternité que j'occupe cette place dans une rame où les voyageurs - Noirs et Latinos pour la plupart - n'accordent qu'un regard distrait à cette musulmane voilée dont ils ne soupçonnent pas qu'elle porte un uniforme de femme de chambre sous sa djellaba.
Sibylle du couchant j'ai conservé mon tapis d'Orient volant pour une prière propitiatoire à celui que perdit son démon de midi, juste à l'endroit conquis voici près de quatre siècles par un Belge nommé Peter Minuit. C'est là que fut achetée pour 60 florins l'île de Manhattan aux "Indiens", puis fondée la colonie qui deviendrait New York. Là que son successeur immédiat Peter Stuyvesant renforcerait les fortifications initiales d'un mur où se dresse aujourd'hui Wall Street. Là que le comte Almaviva trouverait asile au sortir de sa geôle, avant d'élire domicile pour mille taureaux le mois.
Mais une question me vient aux lèvres, afin d'évaluer à juste mesure l'habilité de la spéculation réalisée sur cette île voici près de quatre siècles : combien vaut aujourd'hui New-York ? 
Je suis sortie de la station, noir de monde était le boulevard qui menait au trottoir le plus scruté de la planète par les caméras de la tour Panoptic. Ayant ôté ma djellaba, dans mon uniforme de femme de chambre, je me suis mêlée aux manifestants arrivés en bus depuis l'autre bout de l'Amérique. Ils scandaient : « Une blessure faite à l'un d'entre nous est une blessure faite à tous !... » Conscience de classe : qui disait que ce fantôme d'un autre âge avait disparu ?  Nous voyons le comte Almaviva, soutenu par son épouse, entrer dans le bâtiment du tribunal. Sur les écrans de contrôle extérieurs, son murmure sans surprise est inaudible : Not Guilty...
Mais une rumeur inhabituelle accompagne bientôt la bousculade qui suit la sortie de la reine du Bull. Comme je l'avais prévu, malgré l'étonnement de ses gardes obligés de suivre son pas décidé vers une caméra de la télévision belge, l'ancien directeur du Fonds monétaire international se plante face à l'objectif. La foule de la Ville des Villes suspend son silence aux lèvres de celui qui va peut-être divulguer toute la vérité. Je l'observe à quelques pas, concentrée de toute ma féerie psychique sur les mots qu'il devra prononcer à destination du monde entier. Sa résistance à mes signaux me fait exploser le crâne, mais il cède. Au bras de son épouse dont le sourire pâle s'en remet à une éventualité surnaturelle, menotté par des policiers témoignant d'une belle patience, le comte Almaviva rajuste sa cravate et fixe dans les yeux le téléspectateur de ton pays :
« Crois-moi, le régime qui conviendrait le mieux à une vache et à son veau comme Amal et Raja dans le village de Tamaroute, outre l'islam, devrait contenir quelques graines quotidiennes de judaïsme bien tempéré, mais aussi de christianisme, de bouddhisme et de taoïsme, sans oublier les semences précieuses de l'animisme. A partir de ces denrées de base, un bon équilibre s'obtiendrait par une dose massive de philosophie socratique, les idées platoniciennes contenant toujours des principes essentiels que les bouillies du nihilisme contemporain n'ont disqualifié qu'en apparence. Si tu ne négliges pas une poignée de gruaux issus de la pensée classique - surtout n'oublie jamais Spinoza -, le taureau qui viendrait à l'automne trouverait des conditions idéales pour s'engager - au sens moderne de ce mot - dans un chapitre inédit de la dialectique entre nature et culture, telle qu'elle fut théorisée par Engels. Mais nous entrons là, j'ai bien peur... »
L'épouse continue de sourire aux anges, les policiers se recueillent pensivement, la foule du trottoir devant le tribunal réserve un silence religieux à des mots dont le sens lui échappe sans doute, et je déploie des efforts surhumains pour transmettre mentalement la suite au comte Almaviva, qui poursuit :
« Mais je devine ta question. Si Kant eut le génie d'envisager, tant était opaque les relations entre phénomène et noumène, une preuve de la transcendance divine dans la loi morale à l'intérieur de son âme et le ciel étoilé au-dessus de sa tête, qu'en est-il encore en un monde où l'être ne se voit plus offrir pour nourriture mentale que la loi de Kapitotal, et pour protection divine les antennes paraboliques de la tour Panoptic ? »
Une explosion d'applaudissements couvre la voix de l'orateur, qui hausse la voix dans le micro : « C'est l'interrogation fondamentale, je ne dirai pas pour le citoyen occidental privé dans ses enclos totalitaires de tout moyen pour encore imaginer qu'une telle question se pose, mais pour tous les bestiaux en Afrique - et particulièrement au Maghreb ! »
Vibrant murmure dans la foule, comme au stade lorsqu'un boulet de canon vient de frôler l'objectif. « L'expérience des bombes leur est à cet égard une épreuve décisive dans la dialectique du maître et de l'esclave. Je ne parle pas seulement des missiles à mille taureaux de valeur l'unité tombant depuis trois mois chaque jour sur la Libye, vidant en Europe les ultimes greniers jadis bien garnis de la Sécurité sociale, mais surtout de ces bombardements de populations entières par les lois de Kapitotal, créant en Afrique des conditions qui rendent l'existence, voire la survie même impossible pour un milliard d'hommes et de femmes à ne considérer que ce continent. »
Comment ne pas recourir aux clichés pour décrire le délire de l'ambiance ?  Telle une star du rock ou du sport, le comte est happé par cent mains qui le propulsent dans les airs, aussi léger qu'un Veau d'Or traité par le vaudou, hoquetant au milieu de ses bonds vers la perche du micro : « N'acceptez plus aucune vacherie de Kapitotal ! ... Ne restez plus avachis devant Panoptic ! ... Respectez ceux qui bouffent de la vache enragée ! ... Refusez les vaches maigres ! ... Prenez le taureau par les cornes ! ... Mort aux vaches qui vous gouvernent, vivent Amal et Raja de Tamaroute !... »
Je me suis écroulée sans entendre la fin. Une ovation présidentielle propulsait haut le comte Almaviva sur les têtes en folie, ses gardiens menottés à lui de même que son épouse partageant les sauts au-dessus de la foule. Puis, toutes sirènes hurlantes, le cortège est parti vers une destination qui ne me concernait plus. Le message était passé. Repris sur toutes les chaînes planétaires, ce serait bien le diable s'il ne suscitait quelque mouvement de sympathie pour le village de Tamaroute...
Mais il me restait un devoir à honorer. Mobilisant ce qu'il me restait d'énergie mentale, j'attirai la caméra de la télévision belge. Un micro se tendit. « Bénie soit Nafissa, qui trouva son Iwa. Elle danse au-dessus de la Ville des Villes, chevauchant toujours les vagues géantes qui l'emportèrent depuis l'autre rive de l'Atlantique... Qui sait quelle cervelle de vautour fut mijotée dans quel crâne de hyène pour agrémenter la veille au soir la bouffe d'Almaviva, afin qu'il tombât sous le sortilège d'une sorcière africaine !  De quel charme surnaturel usa-t-elle, dans ses rêves à lui, la nuit qui précéda le drame ?  Quels masques a-t-elle empruntés, quelles postures, quels vertiges l'invitant à rouler avec lui dans un lit de carnaval ?  Quelles voluptés désorientées connut-il ?  Quels maléfices à contre-nuit ?  Quels perfides enchantements ?  Ne l'embrassa-t-elle pas à travers leurs deux masques en lui susurrant à l'oreille : « Que pouvons-nous savoir de notre dernier rôle ? » ?
Masques pour l'une taillé dans le bois d'une forêt d'Afrique, pour l'autre en matière synthétique, offert comme gadget aux agents de Kapitotal par la tour Panoptic. Peut-être fut-il en prime, ce matin-là, somnambule sans le savoir ?  Questions qu'il eût été de bon aloi pour l'avocat de poser ce matin devant la Cour, si l'avait habité le véritable esprit juif ; c'est-à-dire s'il avait voulu créer à l'avance une stupéfaction dans l'esprit des jurés, mériter les milliers de taureaux que représenteront ses honoraires, et sauver son client. Je pense avoir accompli ce programme et, face à la planète entière, ne réclame pour salaire que la valeur d'une journée du loyer payé par mon demi-frère : un compagnon de jeux mâle pour deux coquines au village de ma mère. »

Jean-Louis Lippert, le 16 juin 2011.

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