Le Septième chant de la Sirène
Les chants de la sirène du fleuve rendent au monde un sens inaugural.
Tant de miasmes sont concentrés dans l’espace public saturé d’explosifs, qu’une
étincelle de vérité ferait exploser la marmite médiatique. C’est pourquoi n’ont
pas droit de cité les chants de la sirène du fleuve Congo. Son regard
panoptique, de la source à l’embouchure, embrasse l’Afrique et parcourt l’océan
puis remonte la Seine jusqu’à Paris. Pour y voir que grigous et filous de
jadis, propriétaires de la France aux temps anciens, n’auraient pas eu
l’indécence d’invoquer la fraternité pour faire défiler leurs
fondés de pouvoir politiques au nom des valeurs de la République. Imagine-t-on,
de nos jours, une conférence en faveur d’Israël attaquée par cent nervis
fascistes armés de barres de fer et de mortiers explosifs,
hurlant « la France est à nous », sans réaction de la police ?
Il va de soi que celle-ci aurait été sur place avant la présence du public.
Or cela s’est passé ce samedi 11 novembre à Lyon. Conformément à l’idéologie du ministre de l’Intérieur.
Mais le conférencier témoignait pour la Palestine. Et les abois du
commando militaire exprimaient un racisme devenu banal en Europe à l’égard des
damnés de la terre et de la mer chassés de leurs pays par guerres et misères.
Fraternité de la République. Hier encore ce racisme, comparable au suprématisme des
Afrikaners en Afrique du Sud, n’était pas institutionnel. Mais l’aggravation
des crises en fait matière première électorale. Quand une majorité des exilés,
déracinés, expropriés d’un globe sinistré subissent humiliations, contrôles au
faciès, brimades, exactions policières à la gâchette, ce sont les nantis qui se
représentent en victimes d’horreurs dont témoignent les étoiles à six branches tracées sur quelques murs.
D’où mobilisation massive à Paris, le lendemain de la ratonnade antipalestinienne à Lyon.
Conforme aux vœux de l’extrême-droite en France comme en Israël,
tant cette cause nationale met en jeu les valeurs de l’élite civilisée.
Les attentats des kamikazes du Hamas ne sont-ils pas l’œuvre de bêtes sauvages ?
Nul ne signale que ce massacre était analogue aux
carnages perpétrés depuis trente ans de l’Afrique de l’Ouest à la Corne
orientale, sans épargner aucun pays du Sahel ou de l’Afrique centrale ;
holocaustes ayant consumé des millions de vies au Congo : toutes
hécatombes financées et armées par les monarchies du Golfe, sans lesquelles
n’existerait pas le Hamas. Rappelle-t-on que le Rwanda, massacreur du Kivu,
est appelé par l’Occident son bon élève en Afrique ?
Cette situation démentielle relève d’une psychopathologie qui trouvera ses
guérisseurs grâce aux chants de la sirène du fleuve Congo…
Nul ne peut naître au bord de l’un des plus immenses fleuves du monde,
lui-même au cœur de l’une de ses plus gigantesques forêts, sans que ses organes
le remémorent au long d’une existence échouée près d’un canal. Vitale est
l’oreille interne qui retient l’essentiel. Ainsi le chant du fleuve par la voix
d’une sirène. Ce que ne peut admettre qui a dans le sang l’eau du canal de
Bruxelles. D’où la forclusion du roman dédié à la mémoire de Patrice Lumumba,
qui avait pour sous-titre « Six chants de deuil pour une sirène
africaine ». Ces chants n’étaient autres que ceux de la sirène. La
voix de Mamiwata n’a pas droit d’expression publique, mais troue
l’opacité de ces temps obscurs pour parvenir à de rares oreilles. Depuis César,
se souvient-elle, tous les empires et royaumes européens ne furent constitués
que par une succession de massacres. La nouveauté depuis Guernica ? Gril
des mortels sous feu du ciel. Semences de l’Eternel sont les missiles
missionnaires de l’empire occidental. Celui-ci s’est déployé sur la planète,
animé par le fantasme d’une terre promise. Les territoires conquis se
trouvaient-ils peuplés ? Races inférieures. La sirène du fleuve a nourri
ses lamentations d’une pensée clandestine paradoxalement issue de la culture
des colonisateurs. Car l’Occident judéo-chrétien véhiculait une contradiction :
si l’idéologie dominante s’appuyait sur le message biblique,
celui-ci recelait une utopie messianique ouvrant sur la promesse
d’habiter le monde en commun. Les dix millions de morts perpétrés dans le bassin
du Congo pour s’emparer de l’or, du cuivre, de l’ivoire et du caoutchouc sur
ordre de la ville sépulcrale (comme était désignée Bruxelles par Josef Conrad),
rougirent le fleuve d’un sang dont se teintèrent les six chants de la
sirène rapportés dans le roman d’un auteur belge inconnu, mais firent entendre
aussi l’écho de paroles bibliques audibles sous les ruines de Ghaza :
« Leurs enfants seront écrasés sous leurs yeux, leurs maisons seront pillées et leurs femmes violées » (ISAÏE 13 : 16).
Que dit à ce propos le Deutéronome, rappelle à juste escient Mamiwata ?
L’alliance avec Abraham autorise le peuple élu guidé par Moïse (qui flirte avec l’Eternel bouche à bouche),
puis Josué, à prendre possession de Canaan par la force en massacrant ses habitants coupables de vénérer de mauvaises divinités.
Génocide fondateur légitime, puisque de droit divin, comme plus tard ceux des Indiens d’Amérique,
et justification morale pour toutes les entreprises coloniales.
Le fleuve Congo débouchant sur l’Atlantique, la sirène jouit d’une vision
panoramique lui permettant d’enregistrer toutes les scènes de l’autre rive…
Pourquoi l’Occident modifierait-il un rapport aux Barbares que le
civilisé George Washington exprimait sans détour à propos des tribus indiennes :
« Vous refuserez les demandes de paix avant d’avoir accompli la destruction de leurs campements » ?
Karl Rove, conseiller de George Bush, n’avouait-il pas : « Les USA sont un empire,
nous créons notre propre réalité. Nous sommes les acteurs de l’Histoire,
il vous reste à l’accepter » ? Telle est la position
d’Israël à l’égard des Palestiniens depuis plus d’un siècle. Attitude conforme
aux principes du IIIe Reich, dont le manuel remis aux soldats SS sur le front
soviétique stipulait : « Un sous-homme n’est semblable aux humains
qu’en apparence. Il est plus éloigné de nous que n’importe quel animal ».
Soit le langage officiel du gouvernement de Jérusalem à propos des millions de Ghazaouis.
Qui ne fait qu’entériner l’opinion de Vladimir Jabotinsky,
dont le fascisme, jadis indépassable, est devenu la norme :
« La colonisation sioniste doit être menée au mépris de la volonté des populations
autochtones ». C’est ici qu’opère l’estocade satanique :
dans l’époque antérieure, quand le Fatah d’Arafat bénéficiait d’une indiscutable légitimité,
survivait dans la sphère publique une bribe d’humanisme stimulée
par les combats contre le nazisme, qui conseillait un minimum de common decency :
nul ne pouvait s’autoriser un comportement ouvertement scélérat.
Cette époque est révolue, mais l’ensemble du personnel politique et
médiatique feint de ne pas s’en être aperçu, de sorte que se perpétue
l’apparence de relations fondées sur un simulacre de respect mutuel dont
personne n’est dupe. Le rapport de forces est seul critère pour imposer sa loi,
selon la formule de Machiavel qui requérait du Prince « ruse du renard et force du lion ».
Dans le cas de Ghaza, chacun sait qu’il s’agit d’un coup fourré,
mais la surenchère dans l’indignation horrifiée des civilisés occidentaux,
couplée à l’occultation des conditions invivables imposées aux barbares,
permet aux pleurs moraux un saut qualitatif dans la fausse conscience.
Qui ne perçoit l’arrière-fond de secrète jubilation derrière
lamentations de façade amplifiées par la caisse de résonance médiatique ?
Combien de jouissance dans les souffrances exhibées !
Les geysers de larmes versés devant micros et caméras sont autant propitiatoires que
dénonciateurs de ceux que ne secouent pas de tels sanglots. Le monde a-t-il vu
pareille inhumanité depuis la Shoah ? L’Asie du Sud-est napalmisée,
l’Amérique du Sud massacrée, l’Afrique décimée par bandes armées financées
grâce aux alliés du Golfe. Yougoslavie, Libye, Irak bombardés à l’uranium par l’OTAN.
Comment osez-vous manifester une solidarité révoltante avec la Palestine,
si peu d’empathie pour les affres des bourgeois d’Israël et de Paris ?
Car la ruse du renard, justifiant la force du lion, tient en ce que
Tsahal se devait de regarder ailleurs au moment d’une attaque nullement imprévue.
Cette opération militaire, sans doute planifiée de longue date – et signalée par les services égyptiens –
correspondait aux desseins stratégiques
d’un colonialisme ne dissimulant même plus son intention d’en finir avec le
peuple palestinien. C’est ici que le pouvoir temporel se targue du pouvoir
spirituel dont il est la négation. D’où les références implicites à l’Eternel
fulminées par tous les BHL, quand sont chiées les bombes d’Israël.
Mais un abîme sépare les discours officiels des authentiques intellectuels,
qui manifestent une attitude rebelle à l’égard du gouvernemental préquel.
Et celui-ci seul peut être entendu, chante par expérience la sirène du fleuve.
N’est-elle pas bien placée pour savoir que toutes les rébellions en Afrique
furent noyées dans le sang des sauvages ? Donc les civilisés, régissant la
morale universelle, somment ceux qu’ils ont séquestrés comme des bêtes en cage
d’être solidaires de leur peine infinie. N’ont-ils pas toujours montré leurs
âmes vertueuses, réprouvant quelques excès de Bibi ? Nulle part ne sont
opposés ces chiffres banals : un enfant mourant de faim toutes les cinq secondes ;
mille milliards de balles tirées par an, sans compter bombes et missiles,
pour que prospèrent les industries de la tuerie en continu connectées
à celles des loisirs et du divertissement. Tout ce qu’il faut de festivals et
carnavals, coupes du monde et joutes électorales, jeux télévisés et vidéogames
pour assurer la rentabilité planétaire des affaires. Ce Moloch dispose d’un
millier de bases miliaires dans le monde, pour lesquelles travaillent une
vingtaine de services de renseignements. Ce qui fait dépendre le bien-être
(famille, maîtresse, ranch, golf, yacht, jet privé) de millions d’individus
professionnellement engagés dans la défense du monde civilisé, de guerres indispensables
à leur entretien matériel. Allez imaginer BHL et ses pairs confrontés à un réel
armistice en Palestine ! Le blocus de Ghaza ne rappelle-t-il à personne
celui de Leningrad ? La proposition faite à tous les pays du monde, par le
ministre des Finances israélien, d’accueillir chez eux deux millions de
Ghazaouis, n’évoque-t-elle pas, en plus sardonique, l’analogue offre nazie de
recueillir quelques millions de Juifs ? A défaut de quoi, la solution
finale présentée comme fatale. Un même paralogisme est à l’œuvre, fondé
sur une indiscutable prémisse : la nécessité d’accomplir un plan
d’inspiration supérieure, que l’impératif soit de transcendance divine ou
d’immanence historiale. Torsion perverse de l’héritage prophétique ou philosophique.
Mais Hitler n’avait programmé qu’un seul destin historial pour Leningrad : Vernichtung.
Les technologies les plus novatrices dans l’industrie des armes de pointe ne peuvent se contenter d’expériences en laboratoire.
Elles ont besoin de zones en guerre pour tester leur excellence et s’ouvrir des marchés.
Tels buildings de Ghaza sont depuis plusieurs décennies
détruits puis rebâtis grâce aux fonds européens, pour que les fabricants de
missiles ne cessent de perfectionner la qualité de leurs produits.
Ceux d’aujourd’hui vous désintègrent un hôpital d’une frappe, quand lors du
précédent conflit ils n’en soufflaient que la façade. Nier ce progrès c’est,
comme les Amish, vouloir en revenir aux lampes à huile. Combien de Congolais
ont-ils encore les moyens de s’acheter de l’huile ? demande la sirène du fleuve.
Si ses chants ne sont pas entendus, c’est qu’elle voit une finalité
pour l’humanité dans la métamorphose de ses rapports avec elle-même et avec l’univers.
Un royaume de liberté s’ouvrirait si n’étaient plus soumis à leurs
écrans les oreilles et les yeux des humanoïdes. Perspective d’accéder à la cité
cosmique interdite par l’empire et ses clergés médiatiques, dont l’industrie
culturelle n’a d’autre but que d’empêcher ses chants de parvenir aux humains.
Anatole Atlas, 21 novembre 2023.
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