Mémorandum
pour dissiper les gaz toxiques produits par l’affaire Finkielkraut
La rencontre, sur un trottoir, d'un riche et d'un pauvre, a désormais toute chance d'être plus dépareillée que celle d'une machine à coudre et d'un parapluie sur une table de dissection - selon la formule de Lautréamont...
Qui, mieux que le chantre de Maldoror, pour qualifier les notables quantités d'importance nulle de notre époque ?
Tel académicien philosophe ayant dans ses coffres un capital matériel et symbolique incomparable à celui de tel gueux l'apostrophant dans la rue,
n'est-il pas promis à survivre dix ou vingt ans de plus (dernières statistiques de l'INSEE) que ce dernier de cordée,
dont le terme de l'existence est calculé pour n'excéder point l'âge de la retraite ? A-t-on jamais vu pire scandale que ces bouffées de haine ?
Affaire d'Etat mobilisant aussitôt le président de la République, et toutes les agences de la tour Panoptic.
« Ayez une stratégie à notre convenance ! Soumettez-vous aux normes utiles pour notre profit !
Acceptez nos mécanismes de représentation ! Organisez-vous comme nous ! » clament les zélés serviteurs de la tour Panoptic au prolétariat...
La bourgeoisie avait organisé son combat contre la domination binaire de castes féodales et sacerdotales,
par une architecture conceptuelle héritée de l'Antiquité. Les axes éthique, esthétique et politique de la modernité,
servant d'armatures idéologiques au capitalisme, restaient ouverts sur un au-delà possible de ce rapport social :
ils autorisaient la perspective d'un devenir historique. Un tel cadre de référence est brisé par Kapitotal,
qui rétablit un système de domination binaire fondé sur une aristocratie (financière) et un clergé (médiatique) parfaitement intégrés dans un partage en commun de gigantesques plus-values...
Ces nouvelles castes seigneuriales et sacerdotales détruisent les médiations qui prévalaient jusqu'à la destruction de l'Union soviétique.
Par euphémisme, on s'étonnera d'un « creusement des inégalités ». C'est un autre canevas qui servira d'architecture idéologique,
dès lors que s'accélère l'écroulement des étages intermédiaires de la pyramide, caractérisée par une scission radicale entre winners et losers,
insiders et outsiders, élus et damnés : schéma qu'offre la culture judaïque...
Sans la culture juive, nous serions pauvres d'esprit. Sans les prophètes bibliques, Spinoza, Marx, Freud, Einstein, Adorno, Lukacs, Bloch, Walter Benjamin,
que serait la pensée critique ? Leur messianisme, appel à un idéal de justice et de vérité contre toutes les corruptions des pouvoirs temporels,
n'atteint sa validité spirituelle qu'en s'abreuvant aux sources intellectuelles grecques, desquelles naquit la pensée des médiations dialectiques.
Ce que trahissent les Lévites courtisans des Princes, comme l'a dénoncé Marx dans La Question juive...
Lettre ouverte à Paul Aron (II) Les Cénacles qui tuent
« L’Eternel parla à Moïse et dit : “ Parle à Aaron et à ses fils, et dis : Voici la loi du sacrifice expiatoire.
C’est dans le lieu où l’on égorge l’holocauste, que sera égorgée devant l’Eternel la victime pour le sacrifice expiatoire. C’est une chose très sainte ”. »
Lévitique 6 : 24-25
Bruxelles est une ville dont le canal occulte un fleuve interdit…
Je l’écris depuis quarante ans, le temps d’une traversée de ce désert. L’idée – le rêve – du fleuve n’ont pas droit de cité dans cette capitale des impostures,
où le complexe du canal reflète celui de la tour, elle-même substitut de l’Arbre de Vie – tout aussi proscrit que le fleuve.
Sur de telles images à ne jamais produire s’ouvrait Pleine lune… (1990)
et, par une même mise en Senne, se conclut Ajiaco…
Que l’ombre d’un aède y rôde, et que sa voix nous parle au-delà de la mort, évoquant la nécessité de l’Arbre et du Fleuve :
il n’est de pire crime en ce que Joseph Conrad nommait la ville sépulcrale…
Nous sommes ici très loin des articles de magazines déguisés en livres qui sont le lot commun des productions éditoriales contemporaines.
Car c’est à l’aide même de cet arbre taillé en stylet que l’aède écrit sur le fleuve des signes indéchiffrables, contenant un transcendant secret.
Celui-ci peut d’autant moins être divulgué de nos jours, que sa lecture est différée par certains Lévites aux générations futures…
J’adresse donc ces mots à ceux qui viendront, non sans t’apostropher personnellement, Paul Aron.
Tout assentiment officiel est de nos jours à ce point noyé dans une pléthore d’objets interchangeables, mis en concurrence quotidiennement,
que plus rien n’est supposé survivre aux consommations immédiates en s’inscrivant dans une quelconque mémoire.
Qui se souvient encore d’un article paru hier, puisqu’il est déjà remplacé par un éloge équivalent, lui-même destiné à être oublié demain.
Si prédomine encore un critère dans ces matières périssables, c’est la forclusion de ceux qui servirent d’outils pour une civilisation jusqu’à cette période récente.
Et ce que je dis là même est aujourd’hui forclos. La Divine Comédie n’a-t-elle pas disparu de la circulation ?
Je tirerai parti d’un si extraordinaire moment de syncope collective, pour énoncer une vérité qui sera reçue quand quelques-uns (sans doute venus d’Afrique)
auront retrouvé les esprits de nos jours évanouis : les trois premiers vers du poème dantesque inaugurent notre modernité...
Au milieu du chemin de la vraie vie
Quand la voie droite était perdue
Je me suis retrouvé dans une forêt obscure
Toute littérature, depuis cette phrase d’augure, est errance en rupture avec les certitudes antérieures, à fondement théologique.
D’une aussi prodigieuse liberté naît le roman, cet exercice d’orientation sans autres guides que d’antiques aèdes.
Certains des plus audacieux aventuriers ne craignirent pas de le revendiquer.
Dostoïevski envisageait de faire suivre Crime et Châtiment d’un troisième volet :
Rédemption. Quant à Malcolm Lowry, ne considérait-il pas Uppon the Volcano comme une Divine comédie ivre ?...
C’est dans leur sillage que se place la Mélopée d’Anatole Atlas aède, athlète, anachorète,
sans ignorer qu’une telle affirmation sera encore moins comprise qu’admise. Et d’abord parmi les officiels dont tu fais partie, Paul Aron.
Comme tu es l’une des rares personnes en Belgique payées par le contribuable pour penser la littérature et que tu disposes d’un bagage intellectuel adéquat,
je déduis de ton obstination depuis quelques années à me Sensurer la volonté délibérée d’empêcher ce que provoquerait l’exégèse de cette œuvre :
une transformation du monde. Ce qui est, après tout, l’ultime vocation de toute véritable création…
Au-delà de toi je m’adresse à un cadavre : l’intelligentsia de Belgique. Oh, peu imbu de solitude,
je sais bien que parmi les vivants se trouve encore une poignée de résistants : ceux qu’on n’a pas éliminés.
Mais ils sont devenus rares, et l’atomisation des êtres propre au système que tu sers ne concourt guère à les faire se rencontrer.
Naguère pourtant, j’ai nourri avec Michèle cette folle ambition. C’est ainsi qu’en notre jardin d’Everberg fut jadis accueillie, autour de méchouis,
presque toute la tribu des survivants – dont toi-même à l’époque, Paul Aron !
Mais je parle ici plutôt de cette grande masse inerte faisant fonction de rouages à une machine culturelle pour laquelle « surréalisme » est un label publicitaire dominé par le Chat de Geluck,
relevant en priorité du ministère du Tourisme, au même titre que le chocolat belge…
Mes pauvres mots de condoléance pour ce cadavre sont une couronne de fleurs que je tresse avant de célébrer des funérailles où je serai seul.
Ce sera dans trois ans. Le 13 octobre 2022 marquera l’anniversaire d’un demi-siècle de ma rencontre avec ce qui était alors un organisme valétudinaire,
encore plein d’espoir de survie, déjà marqué par le mal qui l’emporterait,
mais confiant en sa prochaine rémission par la grâce d’un sursaut de dynamisme que lui apporteraient des forces nouvelles,
celles de la relève, réunies à Louvain lors de cette lointaine soirée d’automne autour du célèbre médicastre de la Parole Jacques Lacan,
dans l’illusion d’incarner la promesse d’un printemps nouveau…
Faisais-tu partie de la troupe ? Je n’oserais en jurer pour la présence physique, mais symboliquement tu figurais aux tout premiers rangs.
Je pressentais déjà (le demi-siècle écoulé n’a pas démenti cette sensation) comme un organisme collectif la foule d’étudiants, professeurs,
huiles académiques, journalistes, éminences religieuses et laïques massée dans un auditoire pour cet événement.
Quant au gueux des rues s’étant égaré par hasard à cet endroit, qui survivait en faisant la manche et de menus larcins,
comment le désigner autrement que par la jolie formule dont use Antonio Lobo Antunes pour se définir : un idiot illuminé ?...
Car j’étais, et ne serais jamais toute ma vie, que cela. Sans aucun autre statut social revendiqué.
Peut-on supposer qu’était écrit dès ce soir-là le destin m’amenant à comparaître aujourd’hui devant votre tribunal ?
Que le présent aréopage d’une intelligentsia moribonde condamnant mes écritures était déjà constitué ?
Qu’un crime inexpiable cinquante ans plus tard avait sa genèse dans ce regard extérieur à vos structures ?
« Sed fluctuat nec mergitur, c’était pas d’la lit-té-ra-ture… »
Pardonne-moi, Paul Aron, mais une voix d’un autre temps vient de se mettre à chanter,
de ce temps-là où existaient encore une chanson et une littérature françaises.
Quand, avec mon ami Henry, nous écoutions Georges Brassens à la vieille ferme d’Haasrode proche de Louvain,
où j’emmenais Sophie Podolski (dont tu ne peux certes rien connaître) lorsque sa mère Ann Kape me la confiait durant ses crises de mutisme
(toutes ces indications seront du plus haut intérêt pour les archives de tes successeurs),
et qu’il nous arrivait de rééditer (agrémentée d’une page de Mortimer détournée par mes soins)
la brochure De la misère en milieu étudiant grâce au subside extorqué d’officines universitaires,
pouvais-je deviner la régression dont il m’incomberait de témoigner ?
L’heure est venue de te faire un aveu qui retiendra l’attention d’un Paul Aron dans 50 ou 100 ans
(comme toi-même viens de découvrir qu’il y eut un surréalisme belge) :
dans tout mon travail peut se lire l’évidente influence de principes esthétiques expérimentés en des temps comparables aux nôtres,
où la seule aventure par les mots qui valût se jouait dans la clandestinité. Je parle ici du Diderot des Bijoux indiscrets,
livre d’une audace toujours inaperçue par les doctes experts de l’Université,
où s’autorise la première mise en abîme d’un auteur et de son narrateur,
la paternité de ce chef d’œuvre étant prétendue celle d’un incertain « auteur africain », lequel s’avère originaire du Congo !
Qui est donc le premier écrivain congolais de la littérature moderne ?
Je défie quiconque d’oser prétendre en avoir jamais entendu parler, quand la géniale trouvaille de mon frère Denis date de 1748.
Et ce ne serait qu’un quart de siècle plus tard que ses Œuvres connaîtraient, à Amsterdam,
leur première édition, peu avant son départ pour une ville à laquelle – comme moi – il devrait le salut : la future Leningrad…
Je t’en parle avec émotion, Paul Aron, car c’est en 1772 que Diderot vit paraître le travail d’une vie,
deux siècles précisément avant notre prime rencontre à Louvain. Et si j’évoquais l’héritage d’une esthétique de la clandestinité,
faut-il imputer au hasard le fait qu’entre ces deux dates, la période autour de 1872 ait été le creuset d’autres aventures de l’ombre,
quand tout ce qui se créa d’authentique était en rupture avec l’élite officielle ?
Une bourgeoisie triomphante venait de massacrer la Commune, et Thiers le tueur sanguinaire, Ferry le banquier colonial,
paraient le Versailles toujours impérial aux couleurs de la République.
J’use avec plaisir de formulations qui te paraîtront scandaleuses, tant règne dans vos milieux cette « distinction » bourgeoise analysée par Bourdieu.
Mais dans les dimensions d’une radicale altérité qu’explore l’écriture (celle des « marqueurs de parole », pour employer les mots de Patrick Chamoiseau),
Diderot sourit autant de ces audaces que mon frère Isidore Ducasse, ou les créateurs de la première publication ayant recueilli des textes appelés par Apollinaire « surréalistes » :
la revue Littérature, parue voici juste cent ans. Quelqu’un sait-il encore qu’elle était éditée au Sans Pareil par un certain René Hilsum ?
Le malicieux destin voulut qu’il fût le père du regretté François Hilsum, responsable des éditions Messidor quand j’y publiai mon premier roman…
Ces informations, ne serait-ce pas à toi qu’il reviendrait d’en instruire tes étudiants ?
Mais ce que toi et tes collègues êtes payés pour ne point faire, je l’accomplis gracieusement.
De même ai-je pris de longue date l’habitude, incapable de faire ce que vous faites (j’emprunte cette idée à Guy Debord), de faire ce dont vous paraissez incapables.
Et voici mentionné un nom qui naguère fut le prétexte entre nous de maintes conversations.
Lorsque tu chroniquas quelqu’une de mes publications clandestines pour Le Drapeau Rouge, ne t’arriva-t-il pas de plaisanter,
référant à L’anti-Dühring de Friedrich Engels, en m’imputant le projet d’écrire « L’anti-Debord » ?
C’était à l’époque où tu ne présidais pas encore la Commission des Lettres en Belgique francophone.
Ce rappel m’est utile pour en revenir aux fameux principes esthétiques hérités du passé
(Diderot, Lautréamont, surréalistes puis situationnistes) lisibles dans mon travail : la dérive et le détournement…
Pour que quiconque le sût, n’eût-il pas fallu qu’existassent encore une recherche universitaire et une critique littéraire ?
A l’intention du futur j’allumerai donc ici quelque lanterne.
Une distorsion de sens relie des mots comme gothique, baroque, romantisme, symbolisme, surréalisme et situationnisme.
Chacun de ces vocables semble affecté d’un indice de réverbération leur faisant exprimer une gamme de significations si nébuleuses,
que l’ordinaire compréhension s’en réduit à de vulgaires clichés publicitaires, devenus principaux fournisseurs du marché de l’image.
Ce que je révèle ici concerne donc l’essentiel de mon travail.
Pourquoi ces soulèvements de l’esprit qu’exprimèrent des cathédrales, architectures et musiques enflammées, visions poétiques géniales,
en vinrent-ils à ne signifier que des lieux communs d’une triste banalité ?
Le look punk est dit gothique, telle attitude à la mode réputée baroque, la pire mièvrerie commerciale affublée de l’étiquette romantique,
une déjection louée pour son symbolisme, n’importe quelle absurdité du jour désignée comme surréaliste, et tel magnat s’affirme situationniste.
Ce qui fait la substance des actuelles productions magazinesques (non plus même de « l’universel reportage » dont parlait Mallarmé,
mais de cet infâme bruit de fond tenant lieu de culture constitué de perpétuels bavardages, commérages et radotages),
de quelles sources véritables est-ce le succédané marécageux ?
C’est la question que posent l’arbre (un arbre rachitique de Bruxelles au début de Pleine lune, un baobab dans Mamiwata,
un Ombu dans Tango tabou de l’Ombu, un Jagüey dans Ajiaco) non moins que le fleuve Congo dans toute mon œuvre…
Car celle-ci se revendique de l’ensemble des catégories que j’ai citées.
Les séismes intellectuels ayant précédé la Révolution française, puis accompagné la fin du Second empire et entouré la Première guerre mondiale,
manifestèrent en verbales actions d’éclat des effondrements. Ceux-ci n’étaient pas des phénomènes historiques inédits :
les grands écroulements passés générèrent autant de ruines que d’élans sublimes.
Ces aventuriers assoiffés d’une vie réelle creusèrent en profondeur les nappes phréatiques de l’esprit, sous les couches polluées de la surface.
Ainsi jaillirent aussi bien des rosaces que des narrations flamboyantes.
Ce qui permit à Diderot d’inventer des raccourcis impensables avant lui ;
à Baudelaire et Nerval puis Verlaine et Rimbaud de concevoir des correspondances inouïes entre aspects tenus pour étrangers du réel ;
dont les secrètes connivences, plus loin encore, seront dévoilées par les surréalistes,
jusqu’au fol objectif d’universelle fusion formulé par les situationnistes : je me suis permis de le traduire dans une Mélopée.
Pareille démarche exigeait de larguer toute amarre avec la pyramide sociale (dérive) ; d’user des subtiles recommandations de Lautréamont (détournement) :
procédés en usage depuis Homère, Virgile et Dante. Voici résumé votre muet réquisitoire contre un travail de quarante ans,
condamné sans autre forme de procès que celui tenu à huis clos, dans les conditions du secret le plus strict,
hors la seule pièce à conviction – mon livre – sans le moindre avocat, par une poignée de bureaucrates !
Faut-il penser que le motif de votre sanction sans appel ait été, moins la qualité d’agent soviétique revendiquée par mon aède,
que l’enquête menée conjointement sur son assassinat par Homère et James Joyce ?
« Et l’Eternel parla encore à Moïse en disant : “ Parle à Aaron, et dis-lui, L’homme qui aura un défaut (…) ne s’approchera point de l’autel,
car il y a un défaut sur lui ; il ne profanera point mes sanctuaires : car je suis l’Eternel qui les sanctifie ”. »
Lévitique 21 : 16-23
C’est à l’instar du frère de Moïse, Paul Aron, que tu suivis les saintes recommandations de l’Eternel quand, l’été 2012,
alors que j’étais venu déposer entre les mains de ton épouse Isabelle un exemplaire de la première édition de grand luxe – à tirage limité,
sous manteau de cuir de bouc – tu me signifias ne pas même vouloir ouvrir Ajiaco…
Les défauts de ma personne, par l’un de ces mystérieux syllogismes qui entretiennent l’autorité sacerdotale dans toutes les confessions,
se répercutaient-ils sur une œuvre impure par principe d’origine divine ? J’avoue n’avoir jamais compris ce refus catégorique.
Fut-ce un péché d’orgueil de m’en sentir blessé ? C’était le travail d’une décennie, qui m’avait conduit des Cyclades aux Caraïbes.
Religieusement suspect ? Ma vexation pouvait-elle prétendre à quelque légitimité, dès lors que je n’étais toujours socialement qu’un gueux des rues,
symboliquement un idiot illuminé, quand tu exerçais ton magistère en plus d’un cénacle officiel ? Aujourd’hui encore ces questions d’alors me taraudent,
mais elles ne sont rien devant la stupéfaction qui me frappe en apprenant que cet ouvrage,
présenté sous sa première forme au centre Wallonie-Bruxelles à Paris voici près de cinq ans
par le Secrétaire perpétuel de l’Académie belge de littérature Jacques De Decker,
et dûment réédité l’automne dernier par les soins d’une respectable maison,
sous les auspices de l’ancien ministre de la Culture Richard Miller (aucun d’eux ne pouvant être soupçonné de collusion idéologique avec mon aède soviétique),
venait de connaître une sélection à rebours en étant l’un des rarissimes livres d’auteurs belges refusés par la Commission des Lettres,
chargée de fournir les bibliothèques publiques…
Cette cosmythographie, se donnant pour sphérique, offre un nombre infini d’entrées. Autant de portes de sortie sans risque d’apoplexie.
Au moins le dialogue entre Homère et Joyce, au long des passages ayant pour titre Echos du Royaume des Ombres,
ne méritait-il pas qu’un professeur d’Université leur accordât quelques instants de curiosité ?...
Mais non : ces conciliabules entre deux créateurs d’Ulysse, relatifs à une guerre de Troie s’étalant sur trois millénaires,
étaient affligés d’un vice à ce point rédhibitoire, aux yeux d’un descendant du frère de Moïse, qu’Ajiaco
ne fut même pas jugé digne de comparaître devant votre cénacle.
Serait-ce qu’ils risquaient d’entraîner la réflexion du lecteur vers une autre guerre de conquête coloniale, celle de Canaan ?
Sans doute mon aède (au même titre que l’immense poète palestinien Mahmoud Darwich)
encourait-il à juste titre les foudres du Dieu des Armées d’Israël – mais son auteur ?...
J’admets volontiers que mes délinquances verbales ne sont guère plus amendables que celles du criminel s’introduisant
par effraction dans un salon bourgeois en plein discours de fin de banquet,
pour s’emparer du droit de parole avec aussi peu de scrupules qu’il se serait emparé d’un relief de gâteau ;
mais Ernst Bloch n’assurait-il pas que le Messie viendrait quand il y aurait de la place pour tous à la table du festin ?...
Ne vous avions-nous pas accueillis chaleureusement, ton épouse et toi, quand vous quémandiez l’hospitalité sous notre toit,
lors de vacances à Paestum organisées par notre ami commun Walter Coscia ?
Si tu as peut-être d’excellentes raisons d’imiter la posture du Grand-Prêtre Aaron, laisse-moi te dire qu’il en est aussi d’exécrables.
Surtout ces jours-ci, où la bulle médiatique bruit d’un vacarme rarement entendu pour l’occasion d’une banale algarade
ayant vu quelque grossier crétin lancer les mots précis, sous l’opportune présence d’une caméra, que tous les Lévites attendaient.
Ce bataillon de nombrils du monde, pour la plupart membres de cette confrérie, régit en effet le sanctuaire des médias,
par accès privilégié aux podiums, estrades et tribunes de la tour Panoptic. De quoi discréditer toute misère qui se met en colère...
Or cette récente affaire se présenterait comme une parfaite illustration de mes écrits, si ceux-ci pouvaient être rendus publics.
Finkielkraut a lancé sa carrière en vulgarisant (comme les Nouveaux Philosophes) l’idéologie situationniste : Au coin de la rue l’aventure.
Il en est donc arrivé à produire un best-seller (La défaite de la pensée), qui fit de lui l’un des bavards à la mode,
fustigeant comme cause du déclin culturel de l’Occident toute forme littéraire surgie du monde colonisé.
Revoici Canaan. Cibles de prédilection : Franz Fanon, Aimé Césaire. De quoi ravir le clan des Lévites.
Cette expression d’un racisme chimiquement pur se compare aux ordures verbales qui lui sont infligées ces jours-ci.
Bien sûr, tous les plateaux télévisés le posent en victime expiatoire, en bouc émissaire subissant les affres d’une vindicte séculaire.
Les lois de répression sont déjà prêtes pour condamner toute pensée critique de Kapitotal et de la tour Panoptic, au titre de menées génocidaires.
Nous y voilà : l’étape ultérieure de jugement pour une œuvre délictueuse comme la mienne sera le tribunal pénal.
Quelque Divine Comédie future enverra son auteur croupir dans un cul de basse fosse, oubliette plus efficace que les sanctions d’une Commission des Lettres…
Je mets à profit l’espace de liberté qui me reste pour te faire parvenir ces quelques réflexions,
sur lesquelles j’aurai certes le loisir de revenir demain peut-être en prison.
Les orientations de ta carrière, Paul Aron, furent déterminées d’abord par des considérations matérielles.
Il faut bien gagner sa vie comme on dit. Rien de plus vrai, sauf que le navire où tu t’embarquas pour exercer tes compétences professionnelles,
abrite en ses cales de fâcheux passagers clandestins.
Ne croise-t-il pas l’un ou l’autre esquif solitaire habitant l’orage au milieu des vents et marées contraires,
ou quelque arpenteur des nuages dormant sur le dos d’un albatros ?
Pour la sécurité de ton esprit, je ne parle même pas des cathédrales englouties faisant tout le charme de l’Atlantide où je vis…
Plus qu’autres fonctionnaires, journalistes, professeurs universitaires,
ceux qui s’occupent de la chose littéraire affrontent un univers à tel point contradictoire, qu’il est préférable pour eux de le savoir.
Je ne te rendrai jamais coupable de mon sort (le plus enviable qui soit),
même si j’attends de toi que tu consentes au moins à m’accorder cette forme d’homologation de mon travail que je revendique entre toutes :
celle d’être le Juif de service, l’Etranger, l’Illégitime, le Sans-papiers, le Pauvre Hère, le Fugitif, l’Errant, le Vagabond, l’Irrégulier,
le Migrant, n’attendant nulle autre grâce de l’Officiel en uniforme que tu es…
Si tu m’accordes une telle faveur, je ne te taxerai pas d’antisémitisme.
Jean-Louis Lippert, février 2019
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