« Pourquoi penser ? » Nicolas Sarkozy
Hypnocratie
C’est à Bordeaux que Friedrich Hölderlin inaugure, sous canons et fanfares de Bonaparte, la secrète musique de notre temps.
Lui qui perçoit le premier, sous les pavés de l’Empire, le chant des tempêtes à venir.
Sur une rive de la Gironde, au pied de la statue érigée à Marianne, il capte une parole oraculaire venue du fond des âges avant de se taire, voici juste deux siècles.
« Le poète leur fait peur parce qu’il entretient en lui le meilleur », murmure aux oreilles de Friedrich une Marianne à qui Napoléon V vient de faire connaître le pire.
La pauvre ! Ne s’en fallait-il pas d’une lettre pour qu’elle eût l’illusion que le nouveau chef du Gouvernement se nommât François Villon ?
Si le récent 6 mai fut aussi fatal à Marianne que le 18 Brumaire de Napoléon III, peut-être était-ce faute qu’une voix collective ait manqué pour lui faire entendre, avec Hölderlin :
Dich nur, dich erhält dein Licht, o Heldin ! im Lichte : Toi seule qui ressources ta lumière, ô héroïne, dans la Lumière...
Marianne et Hölderlin sont épouvantés par la fausse quiétude où s’assoupissent les cerveaux quand on leur fait retentir des fanfares impériales dissimulant au loin le son du canon.
Les oreilles, les yeux de tous ces gens à ce point abusés : pourquoi ? comment ?
Hölderlin sait que le candidat Nicolas Sarkozy avait stipendié une plumitive pour écrire la chronique de son triomphe programmé. Ce serait le best-seller de la prochaine rentrée.
Jamais mots n’auraient été plus avilis, phrases prostituées avec plus de chic « pour la simple rencontre d’une homme et d’une femme », comme diraient les suppléments littéraires aux ordres des Alain Minc.
La candidate arborant l’étendard de Marianne y serait naturellement traitée de « pauvre conne ». Ainsi vont les mœurs. Car l’antique figure de Créon, pense Hölderlin, se croit de nos jours invincible face à Antigone.
Si le symbole mythique du pouvoir se permet de proclamer que sa propre loi traverse la rebelle de part en part, pourquoi ne répandrait-il pas en outre la rumeur selon laquelle il serait lui-même habité par la voix supérieure qui anime Antigone ?
Créon s’attribuant ses prérogatives, c’est aussi Jupiter prétendant seul reprendre le feu sacré à Prométhée : ses garde-du-corps ont plus droit de parole que tous les autres pensionnaires de l’Olympe, réduits à l’état de serfs.
Ainsi peut-on citer Gramsci ou faire lire aux écoliers le jeune résistant communiste Guy Môquet, peut-être demain s’inspirer de Brecht ou d’Aragon, sans qu’il soit exclu de voir bientôt
(lors de l’offrande à Bouygues et Albert Frère du nucléaire français ?) Napoléon V entonner « Multinationales » sur l’air de l’Internationale.
Marianne choisit ce moment pour descendre de son socle érigé par les Girondins de 1794, et secouer sa chevelure de bronze.
Le point de vue contre-révolutionnaire, pense-t-elle, ne suffisait pas pour discréditer Antigone au motif que, lorsqu’elle prend le pouvoir, la rebelle se mue en un tyran plus sanguinaire que Créon.
Pareille condamnation, pour avoir pleine efficacité, devait s’appuyer sur une analyse extrême venant du camp même d’Antigone. Ainsi Créon pouvait-il invalider radicalement son opposante, jusqu’à prétendre qu’il était lui-même plus apte à la remplacer.
Non tant sur le terrain du gouvernement – ce qui désormais va de soi – que sur celui de l’esprit.
Cette prétention, depuis César, est la marque de fabrique de l’Empire, où le chef de guerre temporel s’arroge en outre le titre de pontifex maximus : celui qui fait le pont avec les puissances d’au-delà.
Manoeuvre n’allant pas sans dénégation brutale de toute forme d’art et de pensée dans le corps social.
Car c’est l’hypothèse d’un regard autre, d’un regard faisant pont vers l’ailleurs, d’un regard métamorphosant le réel qui définit l’artiste ou l’intellectuel.
Un tel regard neutralisé, par la force et par la ruse, le factotum Alain Minc peut faire figure de penseur, comme tel bidouilleur est décrété créateur d’avoir vendu sa pacotille cent millions de dollars.
Hölderlin rejoint la pensée de Marianne. Le seul coup à jouer pour Antigone est de penser Créon mieux qu’il n’est capable de le faire, lui et ses légions de publicitaires.
La bourgeoisie française est parvenue au pouvoir grâce à la Révolution.
Toute son action historique fut marquée par la hantise de subir à son tour des affres dont la signification profonde eût été un accomplissement de cette révolution.
Le danger principal venait des organisations de la classe ouvrière, et de leurs traductions sur le front politique.
Il y avait menace réelle d’un renversement structurel du rapport entre le Capital et la force de travail.
La classe au pouvoir était incapable de parer cette hypothèse au moyen de sa seule idéologie.
Son talent polémique lui permit de recourir à sa propre expérience révolutionnaire pour en extraire les armes qui lui permettraient de contrer l’adversaire.
Et ce serait – entre autres – l’imagerie du nouveau négatif de la société, celle des voyous et des rebelles propagée par le nouveau marché de l’adolescence
(comme dirait Johnny, jouant dans un téléfilm de TF1 : « La loi, c’est moi qui la fais ») – qui servirait à cristalliser le noyau de la mentalité nouvelle.
Transgression, défi, rupture, insoumission, refus des valeurs traditionnelles, absence de scrupules, mépris des intellectuels, négation des principes :
Hölderlin et Marianne, d’un regard en survol, ont capté l’intime lien qui unirait les Enragés à Napoléon V.
Marianne et Hölderlin lèvent tout à coup le rideau peint qui couvrait la société bourgeoise depuis deux cents ans.
La perte de l’unité de l’être et sa fragmentation en milliards d’éclats ne parvenant plus à produire une totalité : c’est, à leurs yeux, le résumé du théâtre social au cours de ces deux siècles.
Là-dessus se jouèrent diverses tentatives de retrouver cette unité perdue. Par la classe. Par la race. Par l’existence, une fois niée toute essence divine.
Donc, par des créations de situations en tout genre. Oui, l’ère moderne était vouée à devenir essentiellement situationnelle, observent-ils face à une fresque impériale englobant les destins des cinq Napoléons.
« Une fois les dieux retirés du monde, poursuit Hölderlin, l’être peut-il exister autrement qu’en situation ? »
« Même si le nom secret de cette longue époque ne serait divulgué que dans cent cinquante ans », lui fait remarquer Marianne.
Tiens ! Constatent-ils ensemble, l’avènement de Napoléon V justement coïncide avec les célébrations en grande pompe d’un cinquantenaire, celui de la création de l’Internationale Situationniste !
Bien sûr, ce n’est pas toute la théorie ni toute la pratique de ce mouvement qui obéissent aux desseins de l’Empire.
Et si la grande presse fête un tel anniversaire, c’est à sa manière spectaculaire, avec la même ignorance profonde qu’elle peut manifester à l’égard du surréalisme, du symbolisme, du romantisme – donc aussi de Marianne et de Hölderlin.
Mais par quelle ruse de l’Histoire, se demandent-ils sans donner encore de réponse, la plus extrême des avant-gardes modernes a-t-elle pu avoir partie liée à une manœuvre aussi réactionnaire ?
Hölderlin est assez bien placé pour se référer à la Phénoménologie de l’Esprit, publiée par Hegel cette même année 1807.
Il suggère à Marianne que le sacre de Napoléon V, deux siècles plus tard, signale une monstrueuse régression de la dialectique du maître et de l’esclave,
ce nouveau despotisme triomphant sous la forme tautologique primitive du Ich bin Ich (Moi = Moi).
Hölderlin chuchote quelques souvenirs à l’oreille de Marianne.
Voici près d’un demi-siècle, le peintre Asger Jorn, dans sa préface à Contre le cinéma, désignait un certain Guy Debord comme « le grand inspirateur secret de l’art contemporain »,
signalant – entre autres – son influence occulte sur la peinture monochrome d’Yves Klein, les détournements de Roy Lichtenstein ou la musique du silence de John Cage.
Le même Guy Debord ne faisait pas mystère d’avoir accompli, par son film Hurlements en faveur de Sade, une subversion radicale du cinéma comparable au Carré noir sur fond noir de Malévitch dans la peinture.
Désormais sa trace partout se repère comme un tic, de l’ambiance rebelle dont s’entoure nécessairement l’émission culturelle à la mode au titre et à l’exergue du dernier roman de Patrick Modiano.
Marianne le regarde, son large sourire s’assombrissant soudain. Quand même, quel rapport entre le Sauveur Suprême du Négatif et le Guide Eclairé du Positif ?
Quelles secrètes alchimies relient-elles manigances de l’ombre au sommet du pouvoir et feux d’une vive intelligence critique dans les soubassements d’un monde qu’on prétendait révolutionner de fond en comble ?
Quelle souterraine connivence entre une souveraine contemption de toute forme de spectacle et ce dont toute la substance tient au jeu des apparences ?
Les deux postures, apparemment antagoniques, de la rupture – celle d’en haut et celle d’en bas – ne relèvent-elles pas d’un même autocratisme ?
« Richard aime Richard. Á savoir : Je suis Moi », fait dire Shakespeare à son Richard III,
figure insurpassable du rebelle accédant par le crime au pouvoir total.
Jamais, depuis deux siècles, Hölderlin n’a cessé de scruter l’ambivalence (en termes hégéliens) du positif et du négatif dans la société bourgeoise.
Despotisme et révolution nouent des liens qui, selon lui, n’ont pas encore trouvé leur juste éclairage.
Le silence définitif où il s’installe à partir de 1807 coïncide avec la rencontre entre Napoléon et le tsar Alexandre Ier sur le radeau de Tilsit, en Prusse orientale.
Cette apogée de l’Empire marque le début de sa descente aux enfers, comme l’analyse aujourd’hui Dominique de Villepin dans Le soleil noir de la puissance.
N’est-ce pas une manière de crime d’Etat qui a écarté le Premier ministre français de la course présidentielle ? suggère une Marianne peu complaisante pour ceux qui ont brandi sa bannière à l’occasion de cette loterie où tous les dés étaient pipés.
Hölderlin poursuit sa réflexion.
Pourquoi le moindre bateleur de podium aux ordres du nouveau César, moins par souci d’introduire un quelconque ferment critique dans sa mascarade que pour au contraire l’en préserver, se sent-il obligé de recourir,
comme à une formule valant sésame, au plus universel cliché médiatique de notre temps : Société du Spectacle ?
Pourquoi, nécessairement, son show doit-il s’assimiler à une construction de situation ?
Et pourquoi Guy Debord, dans le film tiré de son célèbre ouvrage éponyme, place-t-il sous sa photographie un sous-titre tiré du Richard III de Shakespeare :
« Ainsi, puisque je ne puis être l’amoureux qui séduirait ces temps beaux parleurs, je suis déterminé à y être le méchant, et le trouble-fête de ces jours frivoles » ?
Dans sa dernière pièce, Henri VIII, Shakespeare entrevoit un monde absolument désacralisé, réduit à l’ici-bas
(sans la moindre médiation vers un quelconque au-delà, métaphysique ou historique), où la fête des rois s’attribue toutes les communions célestes.
Voici donc l’être post-moderne à l’état chimiquement pur, la monade à part qui rien n’existe.
Mais n’a-t-il pas un air de déjà vu, dans une autre société foutraque, celle-là même que fustigea l’impitoyable regard du grand Will ?
Marianne et Hölderlin ont encore à l’oreille le mot de Marie-Antoinette : « Quand la noblesse accepte de perdre ses privilèges, c’est la fin d’un monde, et du bon sens ».
Un tel mot serait pris à la lettre par les futures féodalités financières, qui travestiraient leur offensive grâce à une habile mascarade « révolutionnaire ».
Le pouvoir absolu des actionnaires passerait d’abord par la social-démocratie libertaire.
Une fois perdu le sens du mouvement populaire, celui-ci pourrait tomber entre les mains de quelque chief manager prompt à transformer ce mouvement populaire en plus-value boursière, tout en prétendant vouloir « une France de propriétaires ».
Au lendemain des élections, n’aurait-il pas proposé à Marianne en personne la clé de Matignon ?
Exclure de soi tout ce qui est autre ne peut, en effet, mieux se faire qu’en s’incorporant cet autre : les magazines aux ordres appelleront ce bouclage « ouverture ».
Pour défendre le pouvoir d’achat du patronat, rien de tel que d’en appeler aux prolétaires !
D’une volte, la classe bourgeoise, qui jusqu’alors assurait ses assises par le juste milieu, s’appuierait sur les extrêmes,
réversibles à souhait dès l’heure où le Tiers-Etat nierait ses vieilles médiations, dans la dictature de l’immédiateté médiatique.
Tout ce qui serait par trop timoré dans l’excès, comme ce qui se voudrait immodéré dans la modération devrait disparaître.
Le purgatoire fondrait entre élus et damnés, de même que la classe moyenne serait vouée à disparaître dans l’affrontement de la force de travail et du Capital.
Coiffé du bicorne de Napoléon III, Napoléon V s’offrirait à gérer un peuple transformé en parts de marché sous le signe d’une communion nouvelle.
Au fond, rêve Marianne, toute cette bouillie de la social-démocratie libertaire enfin réduite à son néant,
l’immonde pus d’un furoncle idéologique venant d’éclater au cœur de ce qui apparaîtra bientôt à tous comme vestiges d’Ancien régime, les choses sérieuses vont enfin pouvoir commencer.
L’adversaire n’est-il pas, historiquement, à court de munitions ? Son capitalisme de la séduction n’a-t-il pas fait long feu ? Liberté des pulsions, mes désirs sont des rois, le ça plutôt que le surmoi :
c’est un jeu de suggestions libidinales exprimant le refoulé social qui fait élire Napoléon V*. De concert avec Debord, il peut chanter : « Je ne suis pas un intellectuel ».
Pour l’un comme pour l’autre, l’ennemi absolu est le contemplatif, le rêveur, le poète : Raoul Vaneigem d’un côté, Dominique de Villepin de l’autre. Dans la vieille polarité action/contemplation, le premier terme l’emporte sur le second.
Sans triste médiation. Pour autant, la Cinquième Internationale du Quint-Monde a-t-elle dit son dernier mot ?
N’est-il pas toujours en devenir, l’acte d’offrir une sépulture à tous les frères morts qui fonde le théâtre (« piège où se prend la conscience des rois », selon Shakespeare) à partir d’Antigone ?
Hölderlin continue le même songe. Au fond, toutes périodes historiques et sociétés confondues, je n’en connais que deux types : celles qui font droit à l’esprit et celles qui sacralisent la médiocrité.
Il se tourne vers une revue portant le nom de Marianne à un kiosque, où s’offre la caricature de Napoléon V.
Jambes et torse en mouvement, les épaules en rotation constante, bras impatients de s’activer à gauche et à droite, mains libres de toper toutes les mains, plus encore que ses devanciers Napoléon V possède ce trait commun qui les définit en profondeur :
ils ne portent le poids d’aucun monde sur le dos mais chevauchent un globe ressemblant au ballon dont joue le Dictateur de Chaplin.
Le couple formé par Marianne et Hölderlin a tout vu depuis deux cents ans.
Ces deux-là n’ignoraient pas qu’en l’ère bourgeoise les bonnes gens voteraient toujours de préférence pour l’Empire : canons et fanfares.
Ils devinaient qu’un jour les élections tiendraient en l’art de combiner harmonieusement ces explosions sonores.
Ainsi, les bonnes gens garderaient-ils à chaque vote au moins l’espoir d’être fragmentés en leurs atomes originels d’une seule désintégration impeccable,
au lieu de se voir lentement démembrés dans leur identité par la sournoise prolifération des nègres des métèques et des youpins :
tous ces étrangers venus comme des mouches d’un holocauste en perpétuelle expansion dont l’homme providentiel sait déjà comment les débarrasser
pourvu qu’il ait les pleins pouvoirs exécutifs législatifs judiciaires médiatiques et philosophiques avec son prénom de czar cosy d’Autriche-Hongrie
non ce n’est pas un homme sans qualités celui qui les invite à l’Union sacrée des élus contre tous ces damnés bon Dieu ne plus subir la fainéantise congénitale des pauvres,
tous sacs d’ordures puants qui - selon la logique impériale - eussent été gavés des fruits du travail honnête par une politique menée selon les vœux de Marianne et de Hölderlin.
Si Napoléon Ier créa l’image d’un César à la romaine pour assurer les flux de la finance à l’échelle d’une Gaule élargie,
Napoléon III n’offrait déjà plus que la figure d’un maréchal à la cour de son prédécesseur, alors que l’empire de ses finances avait franchi l’océan.
Quand échurent à Napoléon IV des affaires qui étaient devenues mondiales, quelle autre posture adopta-t-il que celle d’un majordome ?
Il allait dans le sens d’une telle histoire qu’à l’heure de la globalisation planétaire du Capital, Napoléon V incarnât le triomphe du groom.
Encore fallait-il que le Kid se fît passer pour un Cid. Prêter son yacht au groom n’allait-il pas de soi, s’il suffisait de satisfaire un tel caprice pour que demain l’Etat remboursât mille fois le prix du yacht ?
Ni l’argent et le pouvoir comme fins en soi, buts ultimes, mesures de toutes choses, ni le tape à l’œil du parvenu ne sont nouveaux sous le regard de Marianne et de Hölderlin :
l’inédit pour eux réside en ceci que le clan des conjurés, l’amicale clanique des milliardaires, impose à Napoléon V une fraction de personnel déjà passablement défraîchie sous le harnais de Napoléon IV :
Attali (grand inspiré par Debord devant l’Eternel), Kouchner – le va-t-en guerre sans frontières - , Tapie, Rocard (chaque semaine la liste s’allonge :
pourquoi citer des noms, sinon ceux de l’attardé mental Claude Allègre, idéal instrument de César à l’Education nationale, et de l’ « historien » Max Gallo – pour ajouter un parfum Charlemagne à la nouvelle idéologie impériale.)
En attendant, au FMI, DSK ! (Puisque lui et Napoléon V, dixit celui-ci, « ont les mêmes idées ».)
Car au FMI, selon BHL, DSK dispose du maximum d’atouts pour enfin rénover le parti de Marianne !
En attendant, au futur ministère des Explosions sonores, Jack Lang ès feux d’artifice (lui qui saluait le sacre de son précédent maître comme un « passage des ténèbres à la lumière »),
ainsi qu’Hubert Védrine (l’homme qui – après Napoléon IV – en sait sans doute le plus long sur la bizarre concomitance,
les 6 et 7 avril 1994, du coup de feu qui suicide François de Grossouvre – éminence grise de l’Elysée pour les affaires africaines – et de l’attentat qui explose l’avion d’Habyarimana,
prélude au génocide orchestré par certaine Opération turquoise), comme ne manquent pas de s’en rappeler ensemble Hölderlin et Marianne.
En attendant, peut-être aussi, Cohn-Bendit à la Banque mondiale – expert officiel en Constructions de situations.
Car il en va d’une réversion nécessaire des signes désormais tenus pour obsolètes qui, dans l’imaginaire historique, opposaient encore à la Résistance et au Front populaire, à la Commune de Paris et à la Révolution française,
les diverses formes de collaboration et de réaction. Déjà le cagoulard Napoléon IV, il y a un quart de siècle, tira son succès du nœud insolite, non encore démêlé par Marianne, qui relia Mai 68 à Mai 1981.
C’est encore Marianne à la commissure des lèvres de la France ( où la Garonne rejoint la Dordogne pour former l’embouchure du fleuve de vie chanté par Hölderlin ),
Marianne ailée survolant les allégories de la République et de la Concorde ( non loin du lieu dit, face au fleuve, Miroir d’eau ), qui devait nous révéler pourquoi Napoléon V venait de réussir son coup d’Etat situationniste.
Cet oxymore absolu : coup d’Etat situationniste, coiffe en majesté tous les autres oxymores ( figure de style associant deux termes aux sens opposés ) dont, depuis la « rupture tranquille »,
il avait été souligné qu’ils constituaient le fonds stylistique du candidat Nicolas Sarkozy.
Ce qui, par contre, ne fut guère questionné jusqu’ici, c’est la volonté d’emprise TOTALE sur un réel essentiellement conflictuel,
que laisse deviner l’oxymorite aiguë du nouveau couronné, dont le cri de guerre « Vae Victis » devait être compris comme une ode à la « France fraternelle ».
Figure pour figure, l’heure est venue pour Hölderlin de souligner devant Marianne combien nécessaire il est au Prince contemporain d’user des tropes du poète.
C’est que ruser avec les idées ne va pas sans manipulation des mots, dans le systématique emploi d’une forme de paronomase, où non tant l’apparence que le sens des termes se trouve systématiquement abusé.
Presque tout le vocabulaire politique d’aujourd’hui relève d’un usage malpropre, dont le modèle fut à jamais fixé par Orwell dans 1984.
Non loin des terres de Montaigne et de Montesquieu, Marianne et Hölderlin auraient-ils pu imaginer la définition d’une moderne démocratie,
telle que vient de la fixer Napoléon V : « Je pense qu’une démocratie se protège des risques de dérive, lorsqu’elle est capable d’organiser elle-même ses propres contre-pouvoirs » ?
Un rapport direct, sans fâcheux intermédiaire, entre peuple et César, est dans cet esprit le reflet du même rapport direct,
sans la triste médiation d’organisations ouvrières, entre le peuple et sa théorie révolutionnaire – incarnée par César en personne !
Cette relation fusionnelle, constate Marianne, s’exprime dans l’idéologie de la fête. Qu’il soit sacralisé ou diabolisé – ajoute Hölderlin -, le Show ne suit son cours que dans l’occultation des rapports de production.
Toutes les façades chantent l’ivresse des vendanges et des moissons, dont le petit écran répercute les fastes au creux des sombres masures,
quand il n’est de lieu où s’expriment souffrances, blessures, hécatombes des labours et semailles à l’échelle planétaire.
Même si César paie de sa personne en assurant la promotion spectaculaire des heures de travail supplémentaires, ses chaînes télévisées clament le contraire.
« Ne travaillez jamais », répondent les images publicitaires en écho au plus fameux des slogans libertaires.
Car une idéologie libertaire nourrit souterrainement tous les réseaux d’un nouveau totalitarisme ne craignant pas d’accomplir en le vitupérant « l’héritage de Mai 68 »,
laquelle idéologie ne se privait pas en son temps de recourir à des procédés despotiques pour faire prévaloir ses visions insurrectionnelles.
Nous sommes, conviennent de concert Marianne et Hölderlin, devant un pur schéma bonapartiste, la soumission à l’empire hégémonique mondial en plus.
Bien sûr, l’axe de symétrie nécessaire pour penser une réversibilité des idées telle qu’elle permet d’englober des points de vue radicalement contraires, est-il à trouver chez Machiavel.
Gianfranco Sanguinetti, le situationniste de Florence, ne faisait-il pas de Messer Nicola son auteur de référence, lui qui rédigeait d’aristocratiques pamphlets supposés être la plus haute expression déguisée du prolétariat,
quand il s’agissait de discours dissimulant les plus hauts intérêts des classes dominantes sous un maquillage révolutionnaire ?
En guise de chef d’œuvre d’esprit florentin, le Dialogue aux enfers entre Guy Debord et François Mitterrand doit encore être divulgué.
L’idéologie situationniste s’est imposée en ce que, presque plus nulle part,
on ne signale encore des archaïsmes comparables à quelque chose comme de l’art ou de la politique mais, des sitcoms publicitaires aux talk-shows électoraux,
des performances aux événements culturels, des clips conçus comme des films aux films organisés comme une succession de clips, des autofictions romanesques aux romans magazinesques,
un chaotique défilé de situations privées d’essence et de sens ; privées de cette dimension médiatrice assurant un flux cyclique entre la source et l’estuaire, entre origines et fins dernières.
Telle est, du moins, l’opinion de Friedrich et de Marianne face à l’embouchure du fleuve de vie.
L’en-soi et le pour-soi de la dialectique hégélienne ont disparu au profit de cet être-là guerrier dont Heidegger fit son Dasein, repris par Sartre sous les espèces de l’être-en-situation.
De même, il suffisait d’hypostasier l’élément du Négatif, de l’antithèse, de la « rupture » (voire de la « révolution » dont se targue chaque marchandise, à commencer par le président des Etats-Unis ),
pour lui faire perdre sa force vive capable d’engendrer une véritable synthèse, laquelle n’est dès lors plus qu’une incessante réitération de la thèse initiale.
Ich bin Ich est donc le commun refrain de Guy Debord, pape du Négatif, et de Napoléon V, César du Positif.
Au cœur d’un tel dispositif : la négation radicale de l’Etat par l’Etat, sur le modèle même du discours ayant incité à supprimer l’Etat pour la réalisation d’une société sans classes.
Comment n’en serait-on pas passé par une idéologie radicale, s’il fallait en arriver à ce que ce soient les hors-la-loi qui écrivent et font exécuter les lois, disposant en outre du pouvoir de gendarmer toute infraction à l’anti-Loi ?
Oui, comment mieux légitimer la liberté sans freins du Capital que par le slogan « jouir sans entraves » ?
L’abolition des lois n’est-elle pas le plus sûr moyen d’aboutir à l’absence de toute régulation, gage d’une hausse des rentabilités financières au-delà des bienséances d’un autre âge ?
Foin donc de la vieille décence, des morales obsolètes et des passivités attentistes : cette situation nouvelle, il faut la construire !
« La croissance, je ne l’attendrai pas, j’irai la chercher. ». Comme les infirmières bulgares, Ingrid Bétancourt ou le Yéti.
Comme l’arsenal nucléaire iranien, tremblent Marianne et Hölderlin.
Ce monde binaire, dualisé jusqu’à la caricature, auquel nous convie le néocapitalisme – niant, selon le programme situ, toutes les médiations du Tiers-Etat –,
s’il ne prend même plus la peine de recourir aux fards de la culture pour masquer les antagonismes qui le fondent, ne peut toutefois s’autoriser le luxe d’exposer béant l’abîme entre cale aux esclaves et pont des premières classes du navire social.
Aussi lui est-il impératif de remodeler à nouveaux frais (comme le fit Heidegger ) le vieux leurre du Peuple-Un-derrière-son-Chef, par un recours massif aux procédés de l’identification hypnotique,
lesquels invitent gracieusement ceux des soutes à partager l’ivresse des plaisanciers sur leur pont supérieur.
Ce qui ne va pas sans couacs : à la source du scandale EADS-Airbus, chuchote Hölderlin à Marianne, n’apprend-on pas que base ouvrière et direction patronale – de même que parties française et allemande – s’ignoraient mutuellement ?
Á défaut de passerelle traversière entre les étages, l’industrie du fantasme, techniquement plus et mieux équipée que sa devancière décrite par Adorno sous le terme de Kulturindustrie,
se présente comme l’indispensable outil, nécessairement intégré à tous les rouages du pouvoir, pour garantir une parfaite hypnocratie.
Comme la jeune femme qui se dénude au service de la marque Dior et susurre « J’adore ! » en faisant de son désir subjectif un argument transcendant,
le jeune premier de la firme UMP parfuma sa réclame d’un halo surnaturel, où la fragrance Désir de Pouvoir était conçue pour enivrer de son nuage messianique la foule d’adorateurs plongée jusqu’au cou dans la merde et le cambouis.
Le comique – de situation – voulait que Napoléon V endossât ensuite costume sur costume.
Commentateur au Tour de France, organisateur de concerts, sélectionneur du XV de rugby, libérateur des infirmières bulgares, instituteur de tous les professeurs de la République, sauveur de l’Europe,
sans oublier la défroque de commis-voyageur aux ordres des marchands de magazines et de missiles. En attendant une consécration probable à la prochaine nuit des Césars.
Tout étant désormais question d’images ( réversibles ), au fameux style insolent et glacé du « Négatif à l’œuvre dans l’Histoire » - pour user des mots de Hegel repris par les situationnistes – correspondrait un style new look à l’Elysée :
shorts et baskets fleurant la racaille des banlieues. Trop cool ! Un casting digne du cinéma naguère produit par feu Gérard Lebovici.
Qui sait, demande Marianne à Hölderlin, si l’on n’apprendra pas demain que ce mystérieux « François » dont le message avait fait courir Lebovici vers un rendez-vous fatal, n’émanait pas de Napoléon IV en personne ?
« Voici venir les temps où le poète leur fera plus peur que les gangsters », glisse doucement Hölderlin, avec sa langue, dans l’oreille de Marianne.
Celle-ci se frotte les tympans. N’est-ce pas à elle que vient de s’adresser Napoléon V, peu de temps avant les élections législatives ? A-t-elle bien entendu ?
« Il vous reste deux semaines pour parachever l’impensable révolution que vous avez accomplie le 22 avril et le 6 mai derniers. Il vous reste deux semaines pour décider ou non de me renouveler votre confiance. »
Quoi ! Un ultimatum ? Elle et cet homme ? Au nom de la révolution ?
En son nom, le rançonnement prévisible des générations futures sous forme d’une aggravation monstrueuse de la dette publique au bénéfice du Yacht Club ?
Hölderlin la console tant qu’il peut, lui qui, avec Hegel et Schelling, avait planté un arbre de la Liberté en l’honneur de la révolution française.
Il s’agit, pour Hölderlin, d’activer un sursaut de pensée convulsive.
C’est la puissance enfouie du JE partout occulté, brimé,
censuré par le ON d’une structure sociale pétrifiée que le prétendant au trône impérial n’a pas eu peur de flatter, chatouiller, taquiner, exciter sous la gangue des frustrations accumulées.
Glaive patronal et bouclier fiscal, armure managériale et casque néolibéral : tout équipé de pied en cap qu’il fût par le Capital, notre chevalier noir hypnotisa ses millions de dupes en affirmant que l’empereur serait nu.
Car il ne suffisait pas d’imposer un nouvel ordre impérial au monde reféodalisé par noblesse de la finance et clergé médiatique ;
encore fallait-il susciter l’illusion d’une rupture avec toutes les médiations culturelles tissées par deux siècles d’hégémonie bourgeoise depuis notre rencontre, chère Marianne,
et tenir un discours prêchant rien moins que l’avènement d’une construction de situations ouvrant sur une ère nouvelle. Marianne sourit : franchement, tu te répètes…
Hölderlin se tait, la bouche empêchée par un baiser. Ses pensées continuent de survoler deux siècles.
Il se remémore ce qu’écrirait de lui Adorno, ridiculisant les interprétations de Heidegger : « Sous le regard de Hölderlin, les noms historiques deviennent des allégories de l’absolu ».
Guy Debord, dans sa Société du spectacle, ne conjecturerait-il pas : « Tout ce qui était absolu est devenu historique » ?
Ce qui devait sans doute se comprendre comme la formule magique d’une révolution absolue, ou comme le mot de passe d’un absolutisme inédit.
Hölderlin sait qu’il bégaie. Il n’a plus dit un mot depuis deux siècles.
Mais lui infecte le bout de la langue un Nietzsche dont la posture aristocratique, niant la « morale du troupeau », fait le lien entre Guy Debord et le czar cosy.
Tout part d’une explosion révolutionnaire, qui permettra finalement d’idéologiser l’esclavage, faute que les attendus de cette révolution aient été autorisés à prononcer leur conclusion.
Dès lors, la perte de l’essence à la fois sera cause d’une réduction des relations humaines aux apparences, et cause de la prétendue solution d’une telle situation dans les sombres éclats de l’« EK-SISTENZ »,
dont on voit qu’ils sont désormais au cœur même du simulacre généralisé, fuyant à une allure chaque jour accélérée le foyer central de l’explosion.
Marianne vient au secours de son compagnon.
L’ère moderne, au terme du transfert progressif des anciennes extases religieuses vers le culte profane de ce que Vincent Engel nomme excellemment « perfection de l’instant sublime »,
pouvait-elle accoucher d’une idéologie plus ambitieuse que celle prônant son dépassement historique - toutes médiations politiques et esthétiques niées - dans une construction ininterrompue de situations ?
Comment s’étonner si cette religion de l’Instant, une fois évaporés les attendus subversifs qui lui avaient servi de prétextes, alimenta puissamment la machine aux apparences qu’elle prétendait dénoncer,
dès lors que cette religion nouvelle proliférait aux dépens de toute référence à une quelconque essence ?
Il n’est plus que d’en bricoler un quelconque ersatz, sous forme de « retour aux valeurs et à l’Idéal », qui alimentera la chronique des gazettes impériales.
C’est au nom de cet Idéal et de ces valeurs que Napoléon V s’en va passer ses vacances outre-Atlantique,
où les grands maîtres du yacht-club lui intiment l’ordre d’inclure dans son prochain discours de politique étrangère : « La bombe iranienne ou le bombardement de l’Iran ».
Cette formule seule était à même de déverrouiller le complexe et fragile dispositif diplomatique empêchant une extension de la guerre contre l’Orient. Quelles hécatombes sur la Perse qui inventa le mot paradis ?
Combien de bombes sur les roses d’Ispahan ? Marianne et Hölderlin chuchotent ces mots en hommage au penseur Zoroastre et au Poète Omar Khayyâm.
La France ne vient-elle pas d’accroître sa puissance de feu sur l’Afghanistan, où les productions d’opium explosent grâce aux protections armées de l’Occident ?
Marianne effeuille une rose des vents. Leur sollicitude militaire se limiterait-elle à l’Asie ? Hölderlin désigne la direction du Sud, source des prospérités bourgeoises de Bordeaux.
L’Afrique, ce continent de l’en-soi qui ne fut jamais pour-soi que dans les coffres-forts de ses tyrans costumés sur le modèle de l’Occident,
l’Afrique dont le propriétaire du yacht contrôle tous les ports, n’est-elle pas sommée elle aussi de s’aligner sur le da-sein et d’obéir aux injonctions du czar cosy ?
« Le drame de l’Afrique c’est que l’homme africain n’est pas encore rentré dans l’histoire… a besoin de croire plutôt que de comprendre, de ressentir plutôt que de raisonner… Jamais il ne s’élance vers l’avenir…
Jamais il ne lui vient à l’idée de sortir de la répétition pour s’inventer un destin… Dans cet univers où la nature commande tout, l’homme reste immobile au milieu d’un ordre immuable où tout est écrit d’avance…
Il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès… La réalité de l’Afrique, c’est celle d’un grand continent qui a tout pour réussir et qui ne réussit pas parce qu’il n’arrive pas à se libérer de ses mythes. »
Hölderlin et Marianne s’esclaffent. « Je t’embrasse mon Omar », avaient-ils entendu Napoléon V envoyer non pas au poète persan
mais au dictateur Bongo dans les minutes suivant son élection, s’il fallait en croire sa mémorialiste stipendiée.
Celle-ci rapporte une autre fulgurante sentence de son commanditaire : « Pourquoi penser ? ».
Si cette question fonde la philosophie occidentale, il y a peu de chances que son auteur en ait la moindre conscience.
« Il faut craindre une pauvreté de conscience quand on est incapable d’oser la repentance », articule Hölderlin, à qui Marianne vient de glisser un texte signé par leurs frères Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau.
« LES MURS » s’intitule ce texte, sous-titré Approche des hasards et des nécessités de l’idée d’identité. Provenance : Institut du Tout-monde !
« Nulle part on ne rencontre de fixité identitaire… on ne saurait gérer un ministère de l’identité », lit Marianne à voix haute.
Hölderlin la relaie : « C’est vrai enfin que dans ce marché ouvert, ce « monde-marché », ce « marché-monde », les dépressions entre pénurie et abondance suscitent des flux migratoires intenses, comme des cyclones qu’aucune frontière ne saurait endiguer. »
Marianne poursuit la lecture : « Les murs qui se construisent aujourd’hui (au prétexte de terrorisme, d’immigration sauvage ou de dieu préférable)
ne se dressent pas entre des civilisations, des cultures ou des identités, mais entre des pauvretés et des surabondances ».
Ainsi, murmure Marianne à Hölderlin, opéra le menteur, le dissimulateur, l’hypocrite, le charlatan, le trompeur, l’arnaqueur, le sophiste,
le manipulateur, le metteur en scène et premier cabot d’un show minable où la majorité du peuple fut grugée dans les profondeurs de ses plus inavouables fantasmes. Souvenez-vous, renchérit Hölderlin, qu’en pleines manifestations anti-C.P.E.
(attisées, comme l’affaire Clearstream, pour flinguer notre ami Dominique de Villepin ), le leader étudiant autoproclamé par les médias se trouvait chaque jour, sous caméras et projecteurs,
en ligne directe avec celui qui n’était encore que ministre de l’Intérieur !...
Sitôt à l’Elysée, Napoléon V ne nomme-t-il pas « conseiller pour les affaires judiciaires » un homme poursuivi par la Justice belge pour une opération d’espionnage-piratage électronique dite Electragate, menée sur ordre du patron de Suez ?
Nous parlions tout à l’heure de gangsters, mais n’y aurait-il pas ici du Vidocq, ce hors-la-loi dirigeant la Police, donc aussi du Vautrin, champion de la révolte radicale devenu chef de la Sûreté,
dont Balzac écrivait qu’il était « à lui seul toute la corruption et toute la criminalité » ?
Si le hasard daignait accorder à quelque lecteur la grâce d’envisager que de telles hypothèses échangées entre une Française et un Allemand
voici deux siècles ne sont peut-être dénuées ni de tout sens ni de tout fondement, les textes qui suivent ne failliraient pas au devoir de guider ce lecteur sur une voie pleine de suspense,
de supercheries fabuleuses, de crimes raffinés et crapuleux en tout genre, d’énigmes non résolues mêlées aux plus hauts secrets d’Etat depuis l’affaire de la Loge P2,
dont l’un ou l’autre fil ne manquerait pas de remonter à une moins visible encore Loge P1 ; une enquête où le détective serait loin de déparer la glorieuse galerie des limiers de l’école belge (de Tintin à Maigret et Hercule Poirot),
s’il n’avait le mauvais goût de mener ses explorations sur le terrain de la critique sociale.
Sa déplorable ambition, d’autre part, ne fut-elle pas d’incarner un héros imaginaire qui vînt à bout de l’infection mentale propagée par combien de James Bond à la petite semaine,
stipendiés sur les écrans pour occuper le cerveau global aux ordres des chaînes télévisées, elles-mêmes dévouées à leur czar cosy ?
« J’aime le pouvoir pour le pouvoir, moi !... » fait dire Balzac à son personnage Vautrin qui ajoute : « Je suis un grand poète.
Mes poésies, je ne les écris pas ; elles consistent en actions et en sentiments ».
C’est avec un regret sincère que l’auteur présente au lecteur ses excuses pour des choix aussi fâcheux, sachant l’avantage considérable que représente, aux yeux de l’actuel consommateur de pages imprimées,
la certitude que celles-ci ont été validées quant à leur qualité par un important tirage,
et n’ignorant pas plus le légitime peu de crédit dont devraient s’attendre à bénéficier des textes qui se verraient tout simplement refuser le moindre accès au domaine public.
En un temps où l’éclairage des projecteurs décide seul de ce qui est, je me résignerais de bonne grâce à partager l’ombre où Marianne et mon frère Hölderlin poursuivent leur intemporel aparté depuis deux cents ans.
C’était à la commissure des lèvres de la France, non loin de la surface dite, face au fleuve, Miroir d’eau.
« Une double traversée du Miroir », clamaient les affichettes placardées dans la ville, et jusqu’au bas de ce monumental oracle entouré de fontaines où flottait un yacht somptueux, sur dix chevaux de bronze écumant leur colère liquide,
les étudiants des Beaux-arts annonçaient toujours la couleur d’une opération convulsive ayant eu lieu la veille, ce mercredi 23 mai, au musée d’Art contemporain de Bordeaux : « Interrompre Jacques Lacan ».
Chut ! Ici n’est pas le lieu d’en dire plus... L’enquête est lancée, mon brave Milou, sur ce qui s’est passé depuis trente-cinq ans, mais aussi depuis deux siècles que la parole du poète est vouée au bruyant silence imposé par fanfares et canons de l’Empire.
S’il est vrai que le couple formé par Marianne et Hölderlin est l’enjeu même de toute pensée européenne. S’il est vrai que leur poème dit une vérité qu’il reste à la pensée d’Europe à dire, à écrire, peut-être à danser demain.
Jean-Louis Lippert, mai 2007
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* Pour la première fois dans l’histoire des civilisations,
une charge publique suprême a été dévolue principalement par mise en scène fantasmatique d’une relations amoureuse à laquelle un peuple était convié à s’identifier,
quand bien même cette relation d’ordre intime relevait de la mascarade, comme dans n’importe quelle sit com télévisée.
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