Et j’ai pensé que cette longue poursuite d’un homme par une sorte de mauvais destin
n’était pas la poursuite d’un homme par le destin mais d’un homme par les hommes, par un groupe déterminé d’hommes.
Antonin ARTAUD
POUR UNE CINQUIEME INTERNATIONALE DU QUINT-MONDE !
1. Antonin Artaud ne dit rien d’autre
que Marx, à savoir, mais oui, que le présent système social crée une biosphère
opaque à toute manifestation des anciennes divinités, pour leur substituer ses propres lois fatales.
2. L’ère moderne n’aura donc fait que
changer le masque du Destin. « Il est dans notre pouvoir de changer le
monde », écrivait Thomas Paine, philosophe américain du XVIIIè siècle.
Pour s’être fondée sur la mort du dogme religieux et avoir travesti des
intérêts particuliers en intérêts universels, elle aura fait triompher le règne de la duplicité absolue.
3. Alors que le premier droit de tout homme serait la
présomption de son innocence, le capitalisme fait peser sur lui une culpabilité
originelle sans autre rachat possible que la vente de son corps et de son âme à
la nouvelle entité divine qui n’est plus ni physique ni métaphysique ; qui
abolit le temps et l’espace en même temps qu’elle ne relève d’aucun mythos, d’aucun logos ;
quelque chose comme Rien voulant être Tout, hostile à la matière et à l’esprit,
donc à la dialectique de totalité faisant naître le poème, le chant et la danse :
les noces du Verbe et de la Chair en images de synthèse.
C’est bien cela la fin ultime du marché capitaliste : un effacement
de l’être intime, social, générique, cosmique de l’homme dans une rédemption des péchés atomique et électronique.
4. La Modernité s’assimile à un
programme de grands travaux dans le cosmos et le cerveau humain. Il n’est pas
étonnant que les mêmes hommes prétendent posséder l’atome et les étoiles, les
ondes et le béton, les satellites et les tunnels. Seule l’orthographe leur échappe encore.
5. Ils sont bien les héritiers de la
Révolution française, ceux qui ont engendré un nouvel Ancien Régime, un nouvel
obscurantisme plus despotiques que jamais. Car l’ère bourgeoise avait besoin de
son Big Bang, comme de sa solution finale, qui est son Jugement
Dernier à elle, pour nier toute possibilité de devenir autre, toute médiation,
tout futur ainsi que la véritable mémoire enfouie d’un passé disparu : les
grotesques déguisements à la romaine dont elle s’affubla, raillés par Marx, en sont l’un des symptômes.
Dès Babeuf, le communisme fut cette intuition et la tentative d’échapper
à la fatalité d’une Histoire virtualisée, dans laquelle nous nous trouvons plongés.
6. Les partis de la droite
réactionnaire abusant du thème de la tradition et ceux de la droite libérale
faisant référence au progrès ; les partis de la gauche révolutionnaire et
ceux de la gauche réformiste : tous nous abusèrent sur la radicale
différence de sens dont était porteuse la Révolution russe. Celle-ci fut un
moment, unique dans l’Histoire d’ascension des diables et de chute de Dieu, au
cours duquel une volonté d’organiser le cosmos prit l’apparence du chaos
absolu, où l’être et le néant parurent s’égaler dans un titanesque conflit de
toutes les classes sociales. Elle présentera cette singularité d’avoir voulu
faire revenir quelque chose de perdu – d’un passé bien antérieur à notre
Antiquité – par les moyens techniques du futur ; et de faire advenir
brusquement un futur – bien plus utopique que les plus belles rêveries
occidentales – par des moyens empruntés à la plus lointaine épopée.
L’imprécision de ce que j’avance tient en la vérité profondément occultée de
cette Révolution, sa part toujours maudite : les Soviets.
Plus encore que la Révolution française, elle fut un instant de
l’Histoire où passé et futur entrèrent en collision, mais dans un rapport au
Temps global incompréhensible pour l’Occident.
La bourgeoisie feignit d’y voir un reflet caricatural de sa propre
Révolution, cependant que les parties de la classe ouvrière s’abîmaient dans la
contemplation d’un reflet de ce reflet. Elle était bien l’exact contraire de la
contre-révolution totalitaire qui suivit en réaction, promesse de chute finale
pour les damnés de la terre et de rédemption définitive pour la caste élue, où
la volonté ultime de chaos se déguise en projet d’ordre cosmique.
Staline tomba comme une hache sur un billot entre l’être et la
conscience (de classe), la matière et l’esprit, contenu et forme, moyens et
fins. Proclamant que « l’homme est le capital le plus précieux », il
s’érige bien, comme l’avait vu Bruno Rizzi dans son Capitalisme bureaucratique,
en propriétaire exclusif de la plus-value. André Biély peut alors dire avec raison que
« la victoire totale du matérialisme en Russie avait entraîné la disparition complète de la
matière dans ce pays ». La victoire totale de l’idéologie y avait tué toute pensée.
7. Seuls les Soviets étaient garants
des médiations inédites entre passé et futur, entre l’électricité et la
culture, entre l’art et les usines. La révolution est déjà vaincue lorsque,
confondant les deux sens de la techné, elle soumet l’art à une instance technique.
La contre-révolution ne triomphe partout aujourd’hui que d’une même dictature de la technique sur les instances
esthétiques, éthiques, politiques.
8. Ainsi l’Exécutif exécute.
« Nous ferons tout pour la paix, même et surtout en cas de guerre »,
déclarent les maîtres des options économiques, des choix politiques et des
décisions militaires – qui se confondent avec le programme culturel d’un monde
où l’ancienne intelligentsia indocile et bavarde se mue en Grande Muette et
marche au pas de l’oie sous la baguette de l’armée.
9. L’amalgame qui prévaut entre la
Révolution et son contraire dérive de l’ambiguïté du rapport entre Révolution
française et Révolution russe. Cette ambiguïté ayant été entretenue par la
gauche elle-même, il n’est pas étonnant de voir la droite afficher à visière
découverte son programme contre-révolutionnaire absolu contre tout ce qui
demeure vivant dans le monde d’esprit et de pratique révolutionnaires, tout en
continuant à s’affubler du masque de sa révolution victorieuse. Ainsi est-ce
non seulement au nom des idéaux proclamés de la Révolution française, mais en
s’étant assuré en outre le contrôle stratégique des développements les plus modernes
de l’idée communiste, que l’actuelle contre-révolution fête sa victoire.
10. Mais Marx sera sans doute plus lu,
et mieux compris, dans un siècle qu’aujourd’hui.
11. L’immémorial rêve de justice
subsiste à jamais et tient en peu de mots : chaque être humain dispose à
la naissance du génie nécessaire pour accéder à la maîtrise dans une activité
spécifique ou multiple. La société, si elle existe, doit s’accorder l’honneur
et la grâce d’encourager ce génie, cette maîtrise qui n’ont que faire
d’esclaves pour s’exprimer. Les sociétés que nous connaissons prétendent se
conformer à des plans hiérarchiques imités de la nature pour exploiter,
stocker, écouler, détruire l’excédent de l’unique marchandise produisant de la
valeur : notre force de travail. Là gît la véritable plus-value
(qui comme l’avait vu Lacan, ne se calcule pas en parts de salaire non payées) :
dans l’écart entre tout la masse humaine réduite à l’état de chose, et toute son humanité évanouie.
Mais qui peut profiter d’un tel pactole, qui s’identifie à toute mémoire, à toute imagination humaines
Et où sont le génie, la maîtrise, le simple talent de ceux qui s’en croient les détenteurs ?
12. Seule l’impossibilité de répondre à
cette question produit l’actuelle fusion entre Dieu et le Capital,
qui n’aiment pas la divine épopée humaine.
13. Entre ce qui fut et ce qui sera
s’étend un immense territoire sans frontières qui demeure le seul nôtre,
d’Héraclite à Hölderlin : celui du devenir autre et des médiations.
Esthétiques, éthiques, politiques. Ce territoire est le maquis de la Cinquième Internationale du Quint-Monde.
Jean-Louis Lippert, Digraphe, décembre 1992 et Communes, 1993
Réédité dans DE LA BELGIQUE, éditions Luce Wilquin, 2000.
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