Le Sens de la Sensure avec Saint-Saëns
Dans un monde renversé, la simulation du vrai est le comble du faux.
Naguère, pareil aphorisme eût été compris comme un détournement de Guy Debord (le vrai est un moment du faux),
lui-même détournant Hegel (le faux est un moment du vrai)...
C'était avant l'ère du pseudocosme, quand était toléré un débat public,
au temps jadis où la cime intellectuelle de Belgique ne pouvait encore s'incarner dans le Chat de Philippe Geluck...
Je prie chacun d'avoir à l'oreille l'Introduction & Rondo Capriccioso en la mineur, Opus 28 de Camille Saint-Saëns, pour écouter ce qui suit...
« El dia 13 de Octubre de 1972 el auditorio de la Universidad Catolica de Lovaina. » :
par ces mots débute l'ouvrage Lacan y un situacionista, sous titré
« Intervencion performativa de su encuentro pifiado », publié par les éditions chiliennes Polvora.
Ce 7 décembre, avait lieu un colloque à Santiago autour de son auteur, le philosophe Rodrigo Gonzalez...
Lequel précise d'emblée : « La excepcionalidad de este encuentro va mas
alla de una simple diferencia politica entre Lacan y Jean-Louis Lippert (...)
la teoria lacaniana nos da las claves de pensabilidad de esta escena a
partir de lo que Lacan denomina el ' encuentro con lo Real ' »...
Pourquoi donc, ce même 7 décembre, mon nom se trouvait-il écrit dans la gazette belge de référence aux pages culturelles ?
Je ne parle pas du nom d'une personne réelle, mais de celui d'un personnage fictif,
héros de multiples romans portant la besace d'un aède homérique, ayant traversé
le XXe siècle avec la citoyenneté soviétique. Cet être imaginaire était
mentionné là, sans même le patronyme de son auteur. Qu'avait à faire une
créature de fiction dans la nomenclature factice de littérateurs belges, sinon
rappeler à quelques-uns le 13 octobre 1972 ? Car on pouvait alors
entendre, comme il fut dit ce soir lointain, que le Réel ne se confond pas à ce
qu'il est convenu d'appeler réalité. Pour preuve, n'étaient alors pas illicites
fables, discours, créations artistiques de grande ambition, faisant jaillir des
étincelles inattendues sous la cendre des jours : Aragon publierait bientôt
Théâtre/Roman, dont le chapitre "Les Yeux" reste le plus véridique témoignage sur Mai 68...
Même s'il avait cette année-là quitté avec fracas le jury du Goncourt,
les prix littéraires étaient toujours entourés de prestige, et la
présidence d'un tel jury ne pouvait être exercée par un journaliste de télévision.
Qui se souvient, aujourd'hui, du Goncourt décerné le mois passé ?...
Voici que retentit à nouveau le vacarme déclenché l'an dernier par les célébrations de la rock star Jean d'Ormesson et du notable Johnny.
A nouveau, voici mis en évidence l'avènement d'une idéologie diffusée depuis un demi-siècle,
nullement démentie par l'accès au pouvoir de Killer Donald et de Baby Mac : le teen-agerisme...
N'est-ce pas la loi des marchandises, en l'ère de leur dévalorisation accélérée,
de s'en remettre à des maquillages toujours plus neufs ?
Clichés, poncifs, lieux communs, stéréotypes, images de marque et autres préjugés,
font la trame d'une gangue de représentations sous quoi le
Réel ne se voit plus offrir la moindre possibilité de surgir, sauf habillé de
gilets prolétaires suggérant que ceux d'en bas sont les vrais maillots jaunes
de la société, dont le sommet de la pyramide s'avère désormais peuplé par la pire pègre des bas-fonds...
Le 13 octobre 1972, non pas moi (personnage fictif), mais mon futur auteur, apparut à l'orateur du jour,
ainsi qu'au public estudiantin (l'actuelle nomenklatura culturelle), comme un type en chute libre hors tout
ascenseur social, gueux des rues promis à ne connaître que le camion-balai de
toutes les compétitions sociales (donc aussi littéraires), et désigné par Lacan
comme un ange frappant des poings le ciel, en appelant à la Jérusalem céleste...
S'entendent ici quelques mesures de violon rêvées par Saint-Saëns...
Nulle part au monde la désintégration de l'ancienne intelligentsia n'a pris une forme aussi caricaturale qu'en Belgique,
dont la capitale abrite les sièges de la Junte européenne et de l'Alliance atlantique.
Il y est dans l'ordre des choses qu'un animal de compagnie bavard,
démultiplié grâce à l'industrie des produits dérivés par un cartoonist rendu célèbre sur les plateaux des talk-shows télévisés,
soit promotionné comme porte-parole officiel de l'esprit belge, en se voyant offrir un musée de 15 millions
entre le siège de la banque BNP Paribas et le Palais royal...
Dans ce contexte, règne sur le royaume des mots imprimés un couple dépareillé formé par le cardinal Mertens,
primat de Belgique, et la baronne Amélie, fille de la grande bourgeoisie foncière.
Si le premier (qui eut l'audace intellectuelle d'avertir avant tout le monde, suite à Paul-Henri Spaak,
le danger constitué par la Chine en Afrique, et de traiter Patrice Lumumba de 'sinistre guignol '),
est à bon droit considéré comme le Parrain de la littérature belge, c'est la seconde qui marraina,
dans l'unique émission littéraire française, la récipiendaire du prix pour lequel une gazette compromit ma réputation
le 7 décembre dernier. Dans le jury de ce prix, la famille Spaak n'est-elle pas représentée ?...
Chacun devine proche le moment où l'Académie Nobel couronnera une gamine pré-pubère,
en la félicitant de s'être inspirée avec succès du dernier vidéo-game.
Tel fut le message lancé par le jury bruxellois, fier d'accorder sa récompense à
un récit « empreint de références aux films d'horreur et aux livres de Stephen King »...
Pourquoi donc mon nom (celui d'une créature de fiction) fut-il impliqué dans une affaire à laquelle il était étranger ?
Avec une onction toute ecclésiastique, le président du jury (Primat de Belgique et Parrain de ses Lettres), évoqua l'hypothèse de mon existence,
omettant avec soin de citer le nom de mon auteur et le titre du livre AJIACO...
Jamais la société scindée en élus et damnés, winners et losers, insiders et outsiders, high value et low cost, classe premium et rebuts,
fondée sur le schéma binaire inputs/outputs, n'a laissé voir l'explosion de ses contradictions intrinsèques avec une aussi comique obsession de les occulter.
Ses anciens sommets intellectuels et spirituels devaient donc s'effondrer, tous leurs ersatz échouant à remplir la fonction d'arbitrage impartial autrefois dévolue aux superstructures idéologiques...
Ne subsiste qu'un jeu de masques et de rôles, où se substitue le factice au fictif.
Les divertissements ne font plus diversion que par constante surenchère dans la médiocrité.
Quelle parole est-elle davantage exclue que celle exprimant la vision globale de l'aède,
pour cette raison même assassiné le 16 juin 2004 (centenaire du Bloomsday)
au pied de la tour Panoptic à Bruxelles – thème d'AJIACO ?
Si les marchandises livresques ne favorisent plus que l'émanation de platitudes bourgeoises,
un même feuilleton pseudo-romanesque au gré des prix littéraires se déclinant d'année en année comme une série télévisée,
toutes les figures en étant parfaitement interchangeables, il plane sur un tel cimetière,
accompagnant l'immortel chant de l'aède au-delà de sa mort, le Rondo Capriccioso de Camille Saint-Saëns.
Anatole Atlas, le 9 décembre 2018
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