Ἐν ἀρχῇ ἦν ὁ λόγος
Un jeune illuminé pénètre sur la scène et tient un discours incompréhensible
Ainsi Le Soir de Bruxelles intitulait-il jadis un article promis à la postérité.
Dans un esprit villonesque ou rabelaisien, moliéresque ou diderotien, hugolesque ou rimbaldien, aragonesque ou debordien,
ce titre ne pouvait-il s’appliquer à l’œuvre de Platon vouée à Socrate, ou aux Évangiles à propos du Christ ?
Avec une impeccable précision, le journaliste avait raison : quand chamanise la parole,
c’est toujours qu’un illuminé pénètre sur la scène pour tenir un discours incompréhensible.
Un soir de mars 1972, au Palais des Beaux-Arts, fut donc annoncé l’accouplement d’une colombe et d’un albatros,
qui aurait lieu sur la même scène prolongée jusqu’au Maghreb un demi-siècle plus tard.
Comme l’acte d’écriture, cette écriture par les actes revendiquait une signification politique.
Voire historique, au sens où Walter Benjamin affirmait qu’entre grands et petits faits, rien n’est perdu pour l’histoire.
À l’heure d’une momification du présent comme du passé – corollaire d’une destruction de tout devenir fondé sur l’hypothèse d’un possible autre –,
pourquoi ne pas faire ici retentir le cri toujours vivant sous les bandelettes mortuaires de pareille archive ?
Pourquoi reculer devant la tentation d’offrir forme scripturaire aux mots prononcés ce soir-là ?…
Ce que vous croyez voir aplatit le réel sphérique, écrase l’épaisseur du temps, tue le souffle de la nuit,
pollue les ondes vitales du fleuve des morts, anéantit le ressac de l’histoire : telle était l’essence du message.
Plus inaudible aujourd’hui que naguère, les officialités s’étant depuis lors approprié toute légitimité pour dire l’envers du décor.
L’on invite à présent les spectateurs à participer aux shows sponsorisés par de grandes marques situationnistes ;
et, s’il devait surgir quelque trublion porteur de mots interdits, sa mise hors d’état de nuire incomberait aux brigades antiterroristes.
À charge pour les médias intégrés aux grandes marques de neutraliser l’incident sous une chape de silence en béton…
Ce qui (preuve à l’appui) n’était pas encore le cas au printemps 1972.
Ce jeune illuminé pouvait-il avouer qu’il était un véritable acteur, mais d’une toute autre pièce,
incarnant un personnage dont le rôle ne serait précisé que cinquante ans plus tard ?
Pouvait-il révéler son projet de créer une œuvre nucléaire faisant irradier d’ondes salutaires le noyau du réel ?
Pouvait-il divulguer à ces gens le sens de ce qui les réunissait, dont il n’avait pas alors lui-même la moindre idée :
prolonger l’interrogation du prince Hamlet ! Que dit le spectre de l’Ancêtre ? Qui est le moderne tonton Claudius ?
Qui seraient les Fistons de Tonton ? Tout cela ne se découvrirait qu’à la décennie suivante, en Mai 81 :
il faudrait articuler cette imposture à Mai 68 pour éclairer la structure contre-révolutionnaire d’une époque.
À quoi s’emploierait l’illuminé, dans des textes fort compréhensibles.
En sorte qu’il serait possible d’analyser pourquoi les gangs mafieux, parvenus au pouvoir planétaire,
intoxiqueraient les troupeaux humains de mensonges pour anéantir l’Iraq et la Lybie,
semer un chaos nihiliste à la surface du globe et concentrer tous leurs poisons pour anesthésier les cerveaux avant de dépecer vive la Russie.
L’intuition de n’avoir place où que ce soit dans la pyramide sociale n’était guère partagée voici cinquante ans.
Cet aspect subjectif de la question (poussé jusqu’au refus d’envisager toute forme de carrière),
se renforçait objectivement par le support de la théorie situationniste.
Celle-ci fournissait un utile vade-mecum à quelques tribus dispersées dans plusieurs villes, que réunissait le potlatch des brochures.
Nous pressentions l’effondrement de structures vermoulues, nomadisant à la périphérie des ruines en chantier,
sans imaginer la part que des malins prendraient dans leur gestion modernisée.
L’écroulement se nimbait de rêves qu’il fallait se garder de confondre aux nôtres, en prenant ses distances avec les milieux culturels ;
même si quelque obscur impératif avertissait qu’il faudrait un jour se souvenir de ce qui s’effondrait à chaque pas…
Cette errance exigerait deux décennies pour se rendre manifeste, sous la forme d’un cycle romanesque dont le héros fictif aurait mission de témoignage,
à partir d’un initial point de vue extérieur aux normes de la littérature : prolétaire sur le canal de Bruxelles.
Reflet du fleuve Congo de son enfance, un lieu si envoûté permettrait tout un jeu de miroitements vers l’Afrique, le Mexique et l’Union soviétique,
dans un continuel déplacement du regard ayant pour nom parallaxe.
Le jeune illuminé pouvait-il savoir qu’un jour cette notion d’optique lui serait offerte par le penseur brésilien Claudio Dutra de Suza ?
Non seulement relèveraient de parallaxes les transmutations du réel opérées dans une mélopée d’aède homérique voyant se déployer la guerre de Troie depuis trois mille ans,
mais parallactique s’avérerait le plongeon d’un demi-siècle hors la pyramide sociale effectué dans le vide sidéral de la rue, ce soir de mars 1972.
Parallaxe bouleversant le système des représentations, que cette irruption d’une parole extérieure à l’intérieur d’une pièce de théâtre dûment codifiée.
Ce que l’on croit voir n’est-il pas un leurre hallucinatoire, dont l’inavouable but est de conditionner les regards à l’hypnose d’un monde où tout s’achète et tout se vend ?…
Déjà voici cinquante ans, certaine vieille culture aristocratique avait fonction d’écran.
L’électronisation numérique prolongerait l’empire du calcul, qui transformerait chaque instant vécu sur l’espace entier du globe
en marchandise ayant pour unique finalité le profit. Le discours public étant fondé sur une occultation des contradictions intrinsèques au capitalisme,
et celles-ci ne cessant de s’exacerber sous mille formes pathologiques, dans une dissimulation toujours aggravée des racines du mal,
ne fallait-il pas perturber ce théâtre des simulacres ?
Qu’est-ce encore le théâtre – cet espace habité par la Parole qui permit à la cité de communier dans une mise en scène de ses contradictions –
dès lors qu’est planétaire cette cité, dont les antagonismes insolubles explosent en mille guerres n’obéissant qu’aux lois de la Valeur ?
Le Soir de Bruxelles ne ferait plus écho au discours incompréhensible d’un jeune illuminé pénétrant sur la scène,
et les agents de sa rubrique littéraire mettent sous éteignoir l’œuvre d’un demi-siècle accomplie par celui qui semblait alors se défouler d’obsessions vagues.
Qu’est-ce encore qu’un public, dès lors que l’accès du peuple à une prétendue souveraineté démocratique fait de ses opinions
l’enjeu d’une bataille médiatique dont l’armement lourd est fait d’images mystificatrices ?
N’est-ce pas leçon de dialectique historique, le fait qu’un auteur hier encore des plus prestigieux comme Henry de Montherlant
ne sera plus jamais joué sur aucune scène, quand est promis à la postérité le Théâtre de l’Atlantide ?…
L’ombre du Totem plane sur cette étrange dramaturgie qui n’a pas dit son dernier mot.
N’était-il pas jeune journaliste au Soir de Bruxelles en 1972 ?
N’a-t-il pas, depuis l’au-delà, conçu les développements du dernier acte en date ayant eu pour vaste scène une plage au Maghreb ?
Si l’empire technologique façonne l’homme-rouage d’une machine-monde ayant intégré le théâtre à son Panem et Circenses mondialisé,
le grand cirque médiatique dont sont captifs l’art et la littérature n’est-il pas semblable à une scène hantée de voix incompréhensibles ?
N’y entend-on pas nous parler le fantôme du Grand Tout ?
Ne se laisse-t-il pas percevoir aux humains partout la trace évanescente laissée par ils ne savent trop Quoi ni Qui :
présence absente qu’ils n’osent deviner à des signes aussitôt disparus que perçus, réfutant le slogan du marché :
Dieu est mort, tout est permis ? Depuis cinquante ans, la tour Panoptic prêche l’évangile de Kapitotal.
À nouveaux seigneurs, nouveau clergé. Mais quelle est encore leur crédibilité ?
Le grand arbre de l’humanité porte un fruit défendu qu’il s’agit de cueillir : c’était le message lancé sur une scène en mars 1972.
Le grand arbre peut bruire d’intoxications visuelles et sonores sous un ciel d’orages identitaires et sécuritaires, sanitaires et militaires ;
dans ce bourdonnement de guerre, chante la voix divine de l’univers.
Publié le 22 02 2022.
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