CHILI
Graal de l'Œil imaginal
L'invisible main du marché s'est emparée de tous les crânes.
Deux doigts surgissant par les orbites, un pouce par la bouche,
replient leurs serres sur l'unité monétaire faisant fonction d'hostie sacrificielle au Moloch,
dont les commandements sont exclusive transcendance...
Il saute aux yeux que la scène fut une Cène ;
et que les miettes versées par un hirsute gueux des rues dans la cruche du conférencier le furent ainsi qu'en un ciboire,
à l'effroi des fidèles groupés autour du Grand-Prêtre pour une communion rituelle.
Mais pourquoi l'officiant parla-t-il, après la fuite précipitée du profanateur dans un auditoire universitaire de Louvain,
ce lointain soir d'octobre 1972, de « Jérusalem céleste » ?...
La moitié de l'establishment culturel belge était alors présente, l'autre moitié ne s'en souvient plus.
Le gueux des rues marchait déjà dans les débris d'un Graal que nous crûmes à portée de la main :
celui du rêve d'une chose dont parlait Marx, que Rimbaud précisa, faisant briller l'œil d'un rare éclat ces années-là.
Mais il y eut loin de la coupe aux lèvres.
Blasphématoire transmutation de l'archaïque chaudron magique,
puis du calice de la Sainte Table en la corne d'abondance néocapitaliste :
récipients prometteurs d'une plénitude explosant en gerbes de sang tirées aux veines de tous les continents — singulièrement au Chili !...
Par quelle intuition l'orateur évoqua-t-il une Jérusalem céleste, où selon sa mystique resplendirait le divin calice ?
Débris qui seraient héritage, à propos duquel il faudrait s'expliquer un jour à Santiago du Chili...
Car un cri primal comparable à celui de la naissance, il arrive qu'on le pousse à 20 ans.
Telle soirée d'octobre 1972, le souvenir en resta gravé sur pellicule, images et sons circulant depuis par la grâce des électrons.
Ces éclats de voix vieux d'un quasi demi-siècle, parvenus au pays voisin de la Terre de Feu,
le philosophe Rodrigo González en tirerait un livre : Lacan y un situacionista...
De fait, la quête chevaleresque du Graal portait alors ce nom barbare, héritier des mouvements gothique, baroque, romantique, symboliste, surréaliste ;
et si Sphère Convulsiviste (1979) s'en voudrait le continuum critique,
je ne renie aujourd'hui ni Raoul Vaneigem, ni Noël Godin, ni Rudi Renson & Roland Rom, ni André Trillaud, ni Henry Lebègue.
Quant à cette galaxie para-situ, comment ne pas être toujours ébloui par l'astre entre tous lumineux qu'y fut à mes yeux
Jaime Semprun (fils du célèbre Jorge, donc à ce jour inconnu du grand public) ?...
Les crânes font de meilleures coupes qu'on ne pourrait le croire, quand il vient au Moloch l'envie d'une rasade.
Il doit bien sûr l'avoir vidé de son cerveau pour s'abreuver de votre sang. Surtout de l'Œil imaginal.
Cette maxime, devenue commune, selon laquelle il est plus facile de penser la fin du monde que celle du capitalisme,
se confirme par le fait qu'il est interdit de la penser vraiment.
Qui oserait comprendre comme inhérent à un système contingent l'obsolescence programmée de son crâne — c'est à dire de l'humanité ?
Qui oserait argumenter que, celle-ci n'étant peut-être pas encore tout à fait née,
pourquoi ne pas lui donner une petite chance en laissant resplendir l'Œil imaginal ?...
C'est expérience inédite, pour l'ancien gueux des rues,
que d'être invité à présenter sa lecture du monde aédique à Santiago et Valparaiso,
là où les Chicago Boys firent un laboratoire pour le règne du Moloch.
Quand l'art et la littérature sont gérés comme des parcs d'attraction,
l'aède est celui qui capte les informations essentielles dans le brouillard toxique des pollutions visuelles et sonores,
où la Valeur s'approprie toute Parole pour la gestion d'énergies matérielles.
Ainsi le gueux des rues ne croyait-il pas au mirage d'une société bourgeoise harmonieuse et réconciliée,
quand il apostropha Jacques Lacan le 12 octobre 1972...
Faut-il préciser qu'au long de près d'un demi-siècle, il ne dut sa survie qu'à l'amour et à la fraternité,
voire aux chapardages et à la mendicité ? Son écriture par les actes s'est déployée dans l'acte d'écriture,
en une vision globale autorisant d'appliquer au Logos une grille fondamentale qui le répartit, dans le psychisme humain,
selon les modalités de la foi, de la raison et de l'imagination. Cela même qui fit de l'Œil un Graal au tournant des sixties.
Trinité volant en éclats dans le modèle binaire du monde régi par le Moloch.
En quoi toutes les crises contemporaines relèvent-elles d'une exacerbation d'insolubles démences entre foi sans raison et raison sans foi,
l'une et l'autre privées de cette médiation qu'est l'œil imaginal soumis au viol d'une colonisation sans précédent ?
C'est ce que prétend élucider Destin stellaire de la Parole...
Quelle plus haute ambition pour un vivant que d'ouvrir son crâne aux voix des morts,
afin de rendre leur absence présente au point d'offrir une inspiration qui, l'heure venue d'expirer,
rendra la présence de son absence peut-être vitale pour certains mortels qui viendront demain ?...
Salut donc à Jacques Lacan, Louis Aragon, Hector Bianciotti, Ernesto Sabato, Aimé Césaire, Edouard Glissant,
Abdelwahab Meddeb, Claire Lejeune : rencontrés hier, aujourd'hui parlant par ma bouche !
J.L.L – A.A. 10 décembre 2019.
Graal de l'Œil imaginal est également disponible en espagnol au format PDF (télécharger 3 pages = 83 Ko)
Grial del Ojo imaginario est une traduction de Rodrigo González et Emilio Guzmán.
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Merci à Wallonie - Bruxelles international qui rembourse les billets d'avion.
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