Les Cloches de Bâle résonnent encore
Soleil !
Le jour se lève.
La brume se retire.
Pourquoi se cacher sur scène ?
Je m’y lave à la lumière d’une mer infinie.
Sur la rive orientale me parvient l’haleine de l’Atlas.
Les spectres de la nuit se sont enfuis mais la chanson demeure.
Moi qui n’ai plus de voix ni ne sais chanter : combien d’yeux me voient ?
T’ai-je dit que cette île auréole un cratère formé par la chute, voici quelques
milliers de millénaires, d’un astéroïde en fusion, qui transforma son carbone en
immense couronne de diamant ? Des milliards de bagues, bracelets et
diadèmes étincellent au soleil, dont la moindre goutte financerait le
creusement d’un puits. Que ces mots soient rendus publics, et le gisement
découvert suffirait à ruiner le cours du carat sur les marchés d’Anvers, de
Johannesburg et de Jérusalem... Sans compter que, presque à fleur d’eau, ce
récif sans nom perdu dans l’océan veille les flancs de maintes galiotes farcies
à ras bord de pierres précieuses, d’or et de doublons barbotés au cours des
siècles par toutes les conquêtes coloniales. Il y aurait là, sur le marché
mondial, de quoi racheter un trillion de Wall Street. En attendant je me
contente, sur la scène de mon théâtre, d’un rideau rouge élimé. De moins
pauvres accessoires viendront plus tard. Quand il sera temps de faire parvenir
aux humains les invitations. Juste après le cataclysme nécessaire. Car ils ne
peuvent toujours comprendre. Un diamant gros non comme le Ritz, mais comme un
djebel de l’Atlas, en plein Atlantique ! Non, il leur faut encore la
guerre qui se prépare. L’actuelle question historique ? Nul ne la
pose. Elle ne consisterait pas à se demander si l’empereur de Prusse Guillaume
II, voici juste cent ans, quand il envoyait ses navires bombarder la côte
marocaine en face de cette île, à hauteur d’Agadir, était un méchant tyran. La
question qui se pose : un tel argument devait-il inéluctablement conduire
à la première guerre mondiale ? Aujourd’hui, le crime organisé qui
gouverne la planète n’a plus de Clémenceau ni de Poincaré pour parer
d’éloquence bravache, avec un idéaliste panache, les complots impérialistes. Il
n’a qu’un Joseph Prudhomme armé du pistolet qui tua Jaurès. Et, pour ersatz
d’idéologie, l’apatride envers du costume de Maurras... C’est donc toujours l’heure
des Cloches de Bâle si, voici juste cent ans – le 23 novembre
1912 – s’ouvre dans cette ville un congrès socialiste où la voix de Jaurès
tonne si fort qu’elle signe son arrêt de mort, cependant que les cloches de la
cathédrale parlent aux nuages d’un prochain conflit austro-serbe où ne pourra
manquer d’intervenir la Russie, comme nous le hurle encore Aragon.
Combien Goldman
Sachs – ou ses agences de notation – mise-t-il sur la Syrie ?
Combien sur le Sahel ? Et la corne de l’Afrique ? À leur
échelle, des budgets qui sont ceux de continents entiers. Sans doute même
ont-ils déjà rêvé gober l’Inde, la Chine et la Russie. Après la Perse et la
Phénicie, l’Egypte et la Mésopotamie. Mais combien d’existences leur
faudra-t-il pour digérer le fantôme de Qadafi ? J’ai donc embauché hier
soir, sur la place Jamaâ al Fna – l’hélicoptère n’est pas venu – les deux
repentis du kiosque. Avec leurs tapis de prière. Mais il faut les tenir à
l’œil, car à chaque instant se court un risque de rechute, l’un réclamant son
jet privé, l’autre assurant qu’il va tout dire, c’est-à-dire qu’il n’a rien à
dire. Je les trouve bons acteurs quand ils se plient à la discipline de la mise
en scène :
— N’importe qui peut lever une armée n’importe où
— Pour n’importe quelle cause
— À condition de payer un dollar par jour et par figurant.
C’est, très exactement, le tarif – préférentiel – que je leur consens logés nourris.
— C’est ainsi qu’au Mali notre homme fort
— Maintient son peuple dans la famine et les épidémies
— Nous lui fournirons les moyens d’armer quelques milliers de va-nu-pieds
— Pour aller se faire égorger par le djihad islamiste
— Qui grâce à nos amis qataris
— S’en iront ensuite étriper l’homme fort de Syrie
La bouffonnerie ne
l’emporte-t-elle pas toujours sur le tragique en ces heures où, comme il y a
cent ans, les propriétaires du monde usent des subterfuges les plus fourbes
afin de détourner vers la guerre une crise insoluble de leur système ?
— Quelque chose va se produire
— En regard de quoi les camps nazis furent d’aimables sanatoriums
— Et le goulag une joyeuse colonie de vacances
— Par comparaison, Goebbels était un respectable maître d’école
— Et Jdanov un animateur culturel naïf
— J’ai scrupule à l’avouer, mais combien les soviétiques avaient raison
— Quand ils traitaient les idéologues bourgeois d’hyènes dactylographes
— Incroyable, ce seul mot « dactylographe »
— Qui paraissait alors le comble de la modernité
— De nos jours, plus obsolète que l’imprimerie !
Prononçant ces
paroles en lévitation légère au-dessus de leurs tapis de prière, ils
rayonnaient d’une luminescence diaphane pareille à celle de djinns dans le
jardin d’un calife à Bagdad, nés des lèvres parfumées de Shéhérazade.
Rends-toi compte ! Nous venons de vivre le dénouement d’un drame
dont je n’ai pas encore levé le rideau ni frappé les trois coups. Tu devras
trouver les mots pour expliquer aux vivants, grâce à l’œil imaginal, combien
fluctuent l’espace et le temps de l’autre côté du miroir sphérique.
Anatole Atlas
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