Accent Grave III
Mille excuses à toutes les quiétudes que dérangent des considérations n'ayant nul droit de cité. Ruses et artifices du pouvoir sans cesse modernisés : quelle importance ? Le citoyen de la middle class occidentale, en effet, dont l'identité se définit selon les critères de la tour Panoptic, délègue à celle-ci la gestion de son psychisme (comme la banque dispose de ses avoirs matériels), en échange de mille avantages culturels consommables au gré de son élévation dans la hiérarchie. D'où l'interdiction d'en parler : quelle valeur auraient encore les notions de démocratie, de « droits de l'homme « , de presse libre ?
La plus récente publicité mensongère pour une marque faisant fiction de présider la République française m'a pourtant paru lestée d'un accent assez grave pour justifier quelque obstination critique.
C'est qu'avec l'article d'Henri Guaino paru dans Le Monde voici quelques jours, pour la première fois dans l'ère moderne se trouve idéologisé le sommet de la Pyramide sociale comme instance prophétique, philosophique et sacerdotale (« mon devoir est d'expliquer l'avenir » confirma le bouffon dans son dernier speech), à l'heure où ledit édifice pyramidal peut être photographié la tête en bas.
Quel journal, quelle émission, quel site oserait-il diffuser un tel scoop ?
Car vraies apparences, vraies images, vraies représentations du monde sont exclues de présence showique par la plus sophistiquée des machineries jamais élaborées comme instrumentation technique d'une tyrannie, grâce au savoir-illusionner de la tour Panoptic. Celle-ci, en même temps qu'elle aspire comme dans un trou noir et dérobe aux regards tout phénomène authentique, organise un marché planétaire de la fausse apparence, de la fausse image, de la fausse représentation du monde. C'est ainsi qu'elle peut fabriquer, au départ de véritables révoltes populaires contre certaines formes de dictature périmées, des semblants de révolutions se gardant bien d'enfreindre en quoi que ce soit les prescriptions du capitalisme.
(A l'encontre de la monodoxie régnante, je me permets de suggérer que les décapitations de quelques tumeurs étatiques au Sud de la Méditerranée – très certainement coordonnées, voire programmées, par des centres de décision ultratlantiques -, à l'instar de ce que fut l'effondrement de l'Union soviétique pour tous les peuples de l'Europe orientale, aura pour conséquence la plus probable dans le monde arabe une dissémination libéralisée des métastases, pour le plus grand profit du cancer mafieux qui depuis vingt ans s'est emparé du monde.)
Privés de spectacles authentiques, abusés par la tyrannie showique, les regards se précipitent sur mille gadgets électroniques leur offrant l'illusion de participer activement au simulacre, gadgets étant bien sûr la raison d'être même de la tour Panoptic. Ainsi sur chaque écran s'affichera l'éloge de la révolution, devenue la plus lucrative des idoles médiatiques. (N'a-t-on pas déjà vu pointer les premières publicités où des mannequins, maquillés en contestataires farouches, lèvent le poing ?)
Pareille dissociation entre le tronc et l'écorce, entre fleur et couleurs, entre racines et fruits – mais aussi entre la source et le rivage – exige que tarissent et la sève et le fleuve médiatisant l'apparence et l'essence. C'est de cette musique essentielle que le monde a perdu la trace. Toute substance ne s'assimile-t-elle pas à Kapitotal, Moloch s'abreuvant de leur sang dans le crâne de ses milliards de victimes dépourvues d'essence réelle ?
Est-ce donc un hasard si toute pensée occidentale depuis deux siècles ne s'élabore plus que sur les bases d'une phénoménologie, dont les avatars n'en finissent pas de décliner, sous d'innombrables formes, les présupposés existentialistes et situationnistes ? (Démarches élaborées à partir d'un postulat fondé sur la primauté du Da – Sein de Heidegger, auquel s'oppose le Mit-Sein de Hannah Arendt : d'une même voix les instances idéologiques révoqueront la notion même d'essence, qui feindront de déplorer la perte du lien social et la faillite du vivre-ensemble, sans voir que toutes les catégories médiatrices ont fait l'objet de pareille condamnation…)
Est-ce un hasard si la domination politique moderne, organisée par la tour Panoptic, n'exprime ses agitations immédiates et instantanées que sous la forme d'un Sit-Show permanent ?
Est-ce un hasard si la psychose xénophobe relative à l'islam n'est capable de se manifester que face aux signes les plus extérieurs de l'ennemi : foulards, prières dans la rue, minarets ? (Je défie quelque défenseur obstiné de son » identité nationale » – ou occidentale – que ce soit, de connaître le message de La Divine Comédie, plus essentielle création littéraire du génie occidental, et peut-être la seule pouvant se comparer au Coran.)
Est-ce un hasard si la Pyramide sociale est à ce point vérolée dans sa structure fondamentale que, risquant d'apparaître pour ce qu'elle est : cariée de haut en bas, rouillée de l'intérieur, oxydée dans ses organes intimes -colonne vertébrale avariée, souffrant ici de lèpre atroce, là de tumeurs monstrueuses -, elle surenchérit toujours, comme le faisait M. Guaino, dans l'affirmation fallacieuse de sa droiture et de son élévation morales ?
Cela qui devrait apparaître aux yeux de tous comme le symptôme d'une noopathie consubstantielle à la société judéo-chrétienne, est donc occulté par la séquestration même de son apparence.
Bien sûr, il s'agit là de processus mentaux. Nulle part il n'y a de grande machine capable d'arracher aux réalités leurs images et de les mettre au trou. Mais le psychisme d'une société peut bien faire l'objet de manipulations telles, avec les instruments techniques appropriés, que la faculté collective d'interpréter les signes du réel y soit gravement handicapée. Si le malheur des temps voulait que toute herméneutique (art, pensée, littérature) y fût soumise aux instances les plus tyranniques, le résultat ne serait-il pas celui-là ?
C'est, peut-être, une hypothèse qu'autorisait à formuler un accent grave abusif dans le dernier tract électoral de M. Henri Guaino.
J-L L, mercredi 2 mars 2011
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